La lutte de Jacob avec l'ange de Chagall
La lutte de Jacob avec Dieu ou le positionnement de la raison humaine
Le texte de la lutte de Jacob avec Dieu, dans La Genèse, ouvre un espace très intéressant pour comprendre l’importance de la raison humaine. Nous sommes pourtant ici dans un univers supposant que la première place revient au Tout Autre. Comment donc l’homme pourrait-il avoir raison contre Dieu Lui-même ?
Jacob est inquiet : son frère Ésaü l’attend avec une armée de 400 hommes. Il devra l’affronter pour continuer son voyage vers la maison de son père. Il y a, près de vingt ans, sur les conseils de sa mère, Jacob, le second de la famille, a souhaité échapper à la colère de son frère qui voulait sa tête, parce qu’il lui avait volé son droit d’aînesse. Il s’était fait passer pour l’aîné, avec la complicité de la mère, pour recevoir d’Isaac, devenu aveugle, la bénédiction paternelle, qui devait assurer le passage de témoin dans la dynamique de la filiation. C’est lui désormais, qui allait assurer la continuité de la famille.
Or Jacob s’est enrichi chez son oncle en devenant le propriétaire d’un grand troupeau. Bien plus, grâce à ses deux femmes, filles de son oncle, et à deux servantes, il est maintenant le père de 11 enfants. Sa responsabilité s’est considérablement accrue et il doit accomplir un geste symbolique de grande importance pour l’avenir, en traversant le Yabboq, que le texte de la Septante écrit Yaboq pour bien montrer la parenté entre les deux noms. Seule la troisième lettre est venue prendre la place de la seconde, comme Jacob a pris la place d’Ésaü face à son père et à Yahvé lui-même. En franchissant le torrent, le jeune patriarche tente de traverser sa propre destinée en lui offrant un nouvel espace.
La lutte de Jacob avec Dieu
Cette même nuit, Jacob se leva,
Prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants
Et passa le gué du Yabboq.
Il les prit et leur fit passer le torrent,
Et il fit passer aussi tout ce qu’il possédait.
Et Jacob resta seul.
Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore.
Voyant qu’il ne le maîtrisait pas,
Il le frappa à l’emboîture de la hanche,
Et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui.
Il dit : « Lâche-moi car l’aurore est levée »,
Mais Jacob répondit :
« Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni ».
Il lui demanda : « Quel est ton nom ? »
« Jacob, répondit-il ».
Il reprit :
« On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël,
Car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes
Et tu l’as emporté ».
Jacob fit cette demande : « Révèle-moi ton nom, je te prie »,
Mais il répondit :
« Et, pourquoi me demandes-tu mon nom ? »
Et, là même, il le bénit.
Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel,
« Car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve ».
Au lever du soleil, il avait passé Penuel
Et il boitait de la hanche.
C’est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu’à ce jour,
Le nerf sciatique, qui est à l’emboîture de la hanche,
Parce qu’il avait frappé Jacob
À l’emboîture de la hanche, au nerf sciatique.
( Genèse, 32, 23-33) Traduction de la Bible de Jérusalem
Jacob s’est transformé en passeur pour faire traverser le yaboq à ses femmes et à ses servantes, à ses enfants et à ses troupeaux. Maintenant, alors que tout son monde finit par s’assoupir et que la nuit pénètre jusque dans le creux de son âme, il se trouve face à lui-même et doit faire son grand passage.
La transgression de la sacralisation de l’Écriture
Le torrent se présente comme une frontière, qui constitue un lieu de passage mais qui porte, en même temps, l’interdit. Un gardien inconnu va lui demander des comptes. D’où vient-il, où va-t-il ? Est-il en règle avec la loi ? Jacob se pose des questions. Il y a la position de son père Isaac : pour lui, le droit d’aînesse devait revenir à Ésaü, celui qui était sorti le premier du ventre de la mère. Devenu aveugle, distinguant mal les subtilités de la réalité, il s’appuyait sur la règle imposée par l’autorité. De son côté, la mère suivait l’impulsion de son cœur : elle pensait que le véritable héritier était Jacob et c’est avec sa complicité que son second enfant a extorqué l’héritage. Au-delà de l’autorité, elle pensait confusément qu’il y avait la vérité et que la vérité était de son côté. De nombreux siècles plus tard, la science lui donnera raison puisqu’elle affirmera que Jacob, officiellement second, a été conçu le premier dans le sein de la mère.
En fait, « l’Écriture » positionnée du côté de la loi, soutenait Ésaü, comme le père lui-même. Elle avait, pour elle, l’aura du sacré et le poids de l’interdit. Or, en franchissant le yaboq, Jacob transgresse l’interdit et la sacralisation de l’Écriture pour s’adresser directement à Yahvé. Il refuse de s’en tenir à la position de l’autorité.
L’avènement de la raison dans la lutte de la vérité contre l’autorité
Jacob entre maintenant dans une lutte sans merci, contre lui-même encore attaché au principe d’autorité, contre son père respectueux des lois, contre Ésaü, victime d’une apparente escroquerie et finalement contre Dieu Lui-même. Il est comme Prométhée face à Zeus. Sans feu, les hommes ne pouvaient mener une existence digne et sereine. C’est pourquoi, le fils de titan vient chercher le feu dans la cheminée de l’Olympe. De son côté, Jacob sait que l’homme doit mener le combat de la vérité pour assurer son avenir à long terme. Il vient donc arracher la raison des filets d’un Dieu autoritaire, qui fait dépendre la vérité de l’autorité et non l’autorité de la vérité. En réalité, le Dieu autoritaire auquel il s’attaque est une pure représentation qui empoisonne son esprit. Il a la fragilité de l’idole qu’il faut, à tout prix, renverser, pour faire triompher la vérité sur l’illusion et le mensonge.
Le jeu entre la raison et la vision que lui offre le code de lecture
Bien au-delà d’un testament qui règle les rapports entre un père et ses héritiers, l’Écriture, au sens fort du terme, - qu’il s’agisse non seulement des livres de la Bible ou du Coran, de tous les grands mythes qui sont à la base des cultures, mais aussi de l’écriture qui structure l’univers -, puise ses racines profondes dans la lumière qui soutient la cohérence du monde. Dans un tel cadre, son autorité sera toujours soumise à la recherche d’une vérité qui s’échappe sans cesse. Or il appartient à la raison de traquer celle qui se dissimule.
Dans son combat, Jacob cherche à déchiffrer l’écriture qui est en lui, c’est-à-dire cette trace de Yahvé, qui va déterminer son avenir. Mais il se heurte à sa propre impuissance. Il lui manque un code de lecture, porteur d’une vision globale. C’est alors que Dieu lui demande son nom et lui dit : « On ne t’appellera plus Jacob mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu l’as emporté ». Le patriarche reçoit l’éclairage qu’il cherchait et sait maintenant à quoi s’en tenir : il a eu raison de lutter contre les hommes et contre les fausses représentations de Dieu, pour faire advenir la vérité contre l’autorité. Sa raison peut maintenant jouer avec la lumière que lui apporte la révélation de son nouveau nom, pour entrer dans un espace de vérité qui orientera son existence à long terme. C’est bien lui l’héritier d’Isaac son père, comme il est l’héritier de la lucidité de sa mère.
La limite de la raison dans la révélation de l’amour, comme fondement ultime de la réalité
Jacob est maintenant prêt à tutoyer Dieu comme s’il était devenu son égal. A son tour, il lui demande son nom. Yahvé pourtant ne répond pas à son désir de connaissance. Il s’en tient à une question : « Et, pourquoi me demandes-tu mon nom ? » Jacob est mis au pied du mur : il est bien incapable de répondre, mais peut-être plus simplement Dieu ne lui laisse-t-il pas le temps de la réponse. Sa question est comme une castration symbolique qui l’écarte de la toute-puissance. Il n’avait pas encore compris que sa raison était boiteuse. La bénédiction qu’il attend, comme il a attendu celle de son père, n’a d’autre justification que celle de l’amour. Ainsi c’est l’amour qui fonde la raison elle-même. Il n’est plus nécessaire de savoir qui est le premier de la fratrie. Il arrive fréquemment que l’amour favorise le dernier.
Etienne Duval