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18 février 2008 1 18 /02 /février /2008 23:42

  

 Jean Kergrist, le Sous-secrétaire d'étable


 

La parole qui rit
 
La parole s’épanouit dans le rire. Elle trouve, avec la distance de l’humour, son propre accomplissement. Le sourire a le pouvoir d’ouvrir l’âme pour que l’homme se dévoile dans sa pudeur et sa vérité. Ici, c’est en même temps le cœur et l’oreille qui sont sollicités. Mais au-delà du sourire bien humain qu’elle tient toujours en haleine, la parole qui rit semble venir d’un au-delà de l’homme. Elle n’a l’air de rien et pourtant elle porte le rire de Dieu, devant sa création. Sa voix est celle du Magnificat et des Béatitudes. « Elle renverse les puissants de leur trône et élève les humbles, elle comble de biens les affamés et renvoie les riches les mains vides ». Elle fait craquer les apparences de la stabilité, déplace les montagnes, et inverse les situations pour révéler une réalité toujours en mouvement qui force l’espace du possible. Comme dans la fête, la violence est tellement intégrée qu’elle s’allie à la douceur et à la tendresse. Puissance d’accouchement, la parole qui rit nous fait naître à notre humanité. 
C’est bien ce que montrent les propos de Nasr Eddin Hodja, personnage du Moyen Âge, devenu légendaire, tellement ses histoires nous enchantent encore aujourd’hui. A sa manière, Jean Kergrist, le célèbre clown breton, prend le relais. Après avoir été clown atomique, et bien d’autres choses encore, il devient Sous-secrétaire d’étable. Le matou qui dort a encore plus d’un tour sous son oreiller.
 
Nasr Eddin, un Imam pas comme les autres
 
Nasr Eddin, dans le contexte des Mille et une nuits, est un personnage du Moyen Age, qui a fait école bien au-delà de son port d’attache, si bien qu’il n’est pas toujours facile de donner, à son sujet, des repères précis et d’identifier ses propres écrits. Une certaine littérature officielle dit qu’il est né en Anatolie, une province de Turquie, en 1208, et qu’il est mort, fort âgé pour l’époque, en 1284. Après de bonnes études, il est devenu l’Imam d’un village, à la suite de son père. Élevé dans la tradition soufie, il a choisi, pour éduquer ses fidèles, de leur raconter des histoires drôles ; il se mettait en scène jusqu’à se rendre ridicule, au plus haut point. Chacun pouvait alors, sans peur, ausculter sa propre vie pour repérer et corriger ses propres idioties.
 
Un oiseau merveilleux
Sur le marché, un camelot propose un oiseau aux merveilleuses couleurs. Il en demande deux pièces d’argent. Les clients trouvent qu’il est trop cher. Le vendeur insiste : « Mon oiseau est un perroquet qui parle le turc ». Rien n’y fait. Le marchand doit repartir avec sa bête. 
Le lendemain matin, Nasr Eddin arrive avec un superbe dindon qu’il installe sur un perchoir. Il en demande trois pièces d’argent. Les gens qui passent se demandent s’il n’est pas devenu fou. Ils se hasardent à lui poser une question : « Pourquoi demandes-tu une aussi forte somme d’argent alors que l’on pourrait avoir, pour le même prix, un troupeau tout entier ? – Ignorants, rétorque-t-il, si l’oiseau d’hier valait deux pièces d’argent, le mien en vaut au moins cinq. – Mais l’oiseau parlait. – Bien sûr, il parlait ; le mien fait beaucoup plus, il pense ».
Chacun peut alors s’interroger pour savoir s’il ne se détourne pas de la parole, en répétant, comme le perroquet, ce qu’il entend autour de lui. Et ne se glorifie-t-il pas d’une pensée, qui n’en a que les pompeuses apparences ?
 
Deux femmes dans une barque
Avec les femmes, les hommes sont parfois d’une grande hypocrisie. C’est ce que veut leur montrer Nasr Eddin avec cette nouvelle histoire. Le conteur a deux femmes qu’il transporte sur une barque. Elles veulent avoir le cœur net de l’amour qu’il leur porte et lui demandent laquelle des deux il préfère. Avec une grande prudence, il répond qu’il les aime également toutes le deux. Elles insistent. Il persiste. Un peu plus malicieuse que sa compagne, la plus jeune l’interroge à nouveau : « Si la barque chavire, laquelle de nous deux sauveras-tu la première ? » Se tournant alors vers la plus âgée, Nasr Eddin lui demande : « Toi, tu sais nager un peu, non ? »
 
Les riches et les pauvres
Au Moyen Âge, comme aujourd’hui, le prédicateur doit faire face à l’épineux problème de la richesse… Une grande sécheresse a sévi sur toute la région et la population est fortement menacée de famine. Les riches, il est vrai, ont su faire d’amples réserves mais les sacs des pauvres diminuent à vue d’œil et sont presque complètement vides. Khadidja, la femme de Nasr Eddin, interpelle son mari : « Ne reste donc pas les bras croisés : rassemble toute la population sur la place et invite les riches à donner à manger aux pauvres. » Emu par la sagesse de Khadidja, l’homme applique son conseil. Au bout de quelques heures, il revient en rendant grâce à Allah, le Miséricordieux. « C’est bien, dit la femme : tu as donc réussi ? – Oh ! Ce n’était pas facile, reprend le mari. J’ai réussi à moitié. – A moitié ? – Oui j’ai réussi à convaincre les pauvres. »
 
Comment sauver un avare de la noyade
En réalité, le riche est si attaché à son argent qu’il est difficile de le sauver, en ce monde et dans l’autre. Un jour, Mustafa, l’homme qui avait la plus grande fortune de la ville, tombe dans la rivière. Ne sachant pas nager, il se laisse entraîner par le courant. Intrigués par ses appels au secours, les riverains se précipitent, se penchent vers lui, les bras tendus : « Donne ta main, crient-ils ». Le désespéré les regarde, affolé, sans réagir. C’est alors que Nasr Eddin arrive à vive allure. « Prends ma main, prends, supplie-t-il ». Il prend et son sauveur le sort de l’eau. Allah, comme son serviteur, est si miséricordieux qu’il en vient à prendre les hommes à leur propre jeu pour les tirer d’affaire.
 
L’âne volé
C’est l’imagination qui nourrit la peur beaucoup plus que les dangers de la réalité… A la fin de la journée, un individu malveillant s’est introduit chez Nasr Eddin et a volé son âne. L’Imam, qui tient à son compagnon, promet une forte somme d’argent à celui qui lui rapportera l’animal. Personne ne se présente. Alors, il annonce que le voleur bientôt identifié sera durement châtié et fouetté en public s’il ne rend pas la bête avant la fin du jour. La nuit arrive sans le retour de l’âne. Eh bien ! Puisqu’il en est ainsi, Nasr Eddin fera ce qu’a fait son père. Le lendemain matin, à la première heure, le voleur très apeuré est à la porte avec son butin. Il interroge le propriétaire : « Tu aurais fait ce que tu as promis ? – Sans aucune hésitation. – Et, qu’est-ce qu’il a fait ton père ? – Il a racheté un autre âne ».
 
La perte de l’âne
A force de dévotion mal placée, les fidèles finissent par prendre Allah pour un idiot... Nasr Eddin a toujours des histoires avec son âne. Il vient de lui échapper dans les collines des environs. L’homme ne songe pourtant pas à le rechercher. Il parcourt les rues de la ville, en criant : « Louanges à Allah, louanges à Allah ! » Ses fidèles s’étonnent de son comportement. « Mais, vous ne comprenez rien leur dit-il : je rends grâces à Allah de n’avoir pas été sur le dos de mon âne, lorsqu’il s’est égaré. »  

Références : Sublimes paroles de Nasr Eddin, éd. Phébus, Pocket et Le cercle des menteurs de J. C Carrière, éd. Plon.                                                               

Etienne Duval 


Jean Kergrist et le Sous-secrétaire d’étable

 

En 1975, peu après ma sortie de l’ordre dominicain, je suis entré en profession clownesque, mon nouvel « ordo praedicatorum ». Maintenant retraité du spectacle, j’ai gardé à mon répertoire un personnage de « Sous-secrétaire d’étable aux colloques agricoles », de plus en plus sollicité pour animer bénévolement de ses discours déjantés meetings et manifs : réchauffement climatique, tests ADN, sans-papiers, incinérateurs et pollutions diverses… 

Un personnage qui n’a peur de rien

Mon Sous-secrétaire s’amène en véhicule de fonction -un vélo de clown- et cause à tout va, à s’en échauffer la cervelle, proposant des solutions à des problèmes que vous n’avez même pas posés, positivant tous les ennuis de la planète, faisant l’autruche à s’en éclater de mauvaise foi. Un couteau sanguinolent lui traverse d’ailleurs la tête, c’est dire qu’il n’a peur de rien. 

La bouée du rire pour s’éloigner du bateau en perdition

Aujourd’hui je demeure encore étonné de mes capacités à faire rire. Dans le quotidien, je suis loin d’être un marrant. Je ne retiens aucune des bonnes blagues qui font l’apanage des humoristes de compagnie. Mon humour a toujours un côté plutôt grinçant. Une sorte d’élégance des causes désespérées, du genre « puisque tout est foutu, mieux vaut en rire ! ».
Le clown saisit à pleines mains la bouée du rire pour s’éloigner du bateau en perdition. Alors que les militants y croient encore, l’humoriste a déjà transporté son camp ailleurs. Il est d’une autre planète. Mais il espère, malgré tout, sans trop le dire, que son humour noir aura la vertu de réveiller quelques résistances, quelques barouds de dernier souffle.
 
Je préfère rire du dominant plutôt que du cocu

L’humour existe-t-il ? Il ne se trouve peut-être que des sujets de rigolades et, d’un comique à l’autre, mille manières de les traiter. Je préfère rire du dominant plutôt que du cocu… même s’il est toujours possible d’émarger aux deux catégories à la fois. Je ne donnerais pas un fifrelin pour écouter les blagues machistes d’un Jean Marie Bigard, le comique troupier du moment. J’imagine que, de son côté, il n’en a rien à cirer de mes gags clownesques. Nous habitons deux planètes différentes qui ne sont pas prêtes de se croiser. Comme le disait Pierre Desproges : « on peut rire de tout, tout dépend avec qui ».           

Amplifier jusqu’à l’outrance une propagande
  

Les personnages clownesques de mes spectacles d’autrefois (atomique, agricole, chômeur, pape, docteur...), plus longs et plus construits, avaient tous comme point commun de se laisser aliéner au discours du pouvoir dominant, de faire du zèle en amplifiant jusqu'à l'outrance une propagande, fausse parole aujourd'hui présentée sous la charmante dénomination de "politique de communication" enrobée, plus récemment, de « politique de civilisation ». Se retrouvant ensuite le cul par terre au contact de la réalité, mes héros déclenchaient le rire politique, celui qui introduit le spectateur au recul critique sur lui-même, devenu objet manipulé par le pouvoir. Le rire devient alors instrument de recherche, exercice de doute cartésien.

L’exercice plein de tendresse de ma fonction citoyenne
           
Ce rire clownesque n'a jamais été pour moi une simple forme, habillant après coup des idées. Le rire est l'exercice même de ma fonction citoyenne. Brecht en avait fait le coeur de ce qu'il appelait la distanciation, même si ses disciples furent parfois moins heureux à se l'approprier.
Mais je lui ai toujours aussi fixé ses limites, évitant de le transformer en ironie, impuissance de l'intellectuel blasé. Pour ce faire, j’ai toujours gardé sur mes héros aliénés un regard de tendresse. Leur naïveté les déculpabilise.
           
Faire voler en éclat le baratin justifiant notre esclavage 
 
J'ai découvert par hasard cette arme atomique du rire, mais ne l'ai utilisée qu'à bon escient, respectant toujours le faible, qui, dans sa chute, n'est jamais ridicule. Seul le puissant donne à rire de son triomphe. Ce rire-là, oui, je le jette toujours au vent avec jubilation, par l’entremise de ce personnage de Sous-secrétaire d'étable rescapé.
Quel plaisir de faire voler en éclats le baratin des maîtres justifiant notre esclavage ! Les éclats de rire deviennent alors plus efficaces que des éclats d'obus. Éclats à têtes multiples mettant aussi à bas la militance triste et le monde gris collabo qu'elle nous prépare. Vive la résistance joyeuse !
 
À lire : Chronique brouillonne d’une gloire passagère de Jean Kergrist, préface de Jean Bernard Pouy, éditions Keltia Graphic, février 2008
 
 
                                                                                              Jean Kergrist
 
 
 
 
 
 
  Coluche.jpg
 

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23 janvier 2008 3 23 /01 /janvier /2008 16:26

 

Seth

http://www.parkfunworld.be/coulisses/sfb2003/tut.htm


Fondation de l'homme et parole juste

Le dernier blog a porté sur la torture, présentée comme une sorte de « défondation » de l’homme, en obligeant à se taire. En fait, l’expérience montre qu’une telle « défondation » est impossible ; l’homme n’a pas complètement prise sur la parole qui le fonde. 
 
Il semble intéressant de revenir sur la parole comme fondement de l’homme. Dans cette optique, Etienne Duval suivra pas à pas le mythe égyptien sur « Le triomphe d’Horus ». Yvon Montigné, de son côté, se dégagera du mythe pour mener sa propre réflexion. Finalement, les deux pensées, qui suivent des cheminements très différents, finissent par se rejoindre en liant droit et parole, dans le premier cas, et parole et justice, dans le second.

 
« Le triomphe d’Horus » ou l’insaisissable parole, qui engendre l’homme

 Le mythe intitulé Le triomphe d’Horus représente un moment exceptionnel dans l’élaboration de la pensée égyptienne. Jusqu’ici, Seth, le meurtrier d’Osiris, assimilé au principe du désordre, était constamment mis à l’écart. Mais, en voulant se protéger, la société des dieux qui structure l’univers, compromettait ainsi l’instauration du droit et le surgissement permanent de la parole. Après plusieurs siècles, la pensée s’est subitement élargie : un véritable saut s’est opéré en donnant un statut reconnu à cette force de désordre, qui semblait contrarier la bonne marche du monde.        

  Le bateau et le tombeau
Depuis près d’une centaine d’années, il était impossible de départager Seth et Horus, le fils d’Osiris, pour l’attribution du royaume de Haute et Basse Égypte. Les procès succédaient aux procès et, chaque fois, l’Ennéade, chargée de structurer le monde, donnait raison à Horus. Seth, constamment débouté, refusait de se plier à la décision des dieux. Pour sortir de cette impasse, il propose un combat où chacun des prétendants luttera sur un bateau de pierre. Celui qui l’emportera sera le véritable souverain. Dans la nuit, Horus construit un bateau de sapin et l’enduit de plâtre. De son côté, Seth s’en va trancher un morceau de montagne et s’y taille un bateau de pierre. Aussitôt mise à l’eau, l’embarcation coule ; Seth se transforme alors en Hippopotame et fait couler le bateau d’Horus. Celui-ci prenant son harpon le jette sur l’animal au risque de le tuer. C’est alors que l’Ennéade s’interpose, évoquant l’interdit du meurtre comme principe inviolable. Le bateau de pierre avait la forme d’un tombeau, signifiant que le combat guerrier n’est pas la bonne solution pour régler les problèmes des dieux et des hommes car il conduit à la mort. 

 La mort qui départage 
 
La solution ne peut être que dans le droit mais jusqu’ici le droit a fait faillite. C’est alors qu’intervient Thot, le dieu de la connaissance et l’inventeur de l’écriture. Il propose que l’on fasse appel à Osiris. C’est une manière d’introduire la mort dans le débat pour départager les prétendants. Osiris en effet a été assassiné par Seth, son frère, mais Isis, sa femme, a rassemblé les morceaux du corps dispersé pour redonner vie à l’être disparu. Osiris ressuscité féconde Isis avec son sexe manquant, recomposé pour la circonstance, et deviendra ainsi le père d’Horus. Un peu confusément, la pensée perçoit que le manque comme la mort sont une des composantes de la création, en séparant les êtres qui s’unissent pour éviter la confusion destructrice. En ressuscitant, Osiris, qui a traversé la mort, ne peut plus vivre sur terre : il est devenu le maître du ciel et des enfers. Son point de vue, qui le situe au terme de toute existence, devient primordial. Il enracine le droit dans la mort pour donner force à la filiation : son fils a droit au royaume, parce que ce royaume appartenait autrefois au père disparu.

  La lutte interminable entre ordre et désordre
Les dieux veulent instaurer l’ordre par le droit mais le désordre, sous les traits de Seth, continue à s’y opposer. La parole, qui fonde le droit a deux faces : une face qui pousse à l’instauration de l’ordre et une autre face, qui prône le désordre. Seth résiste à l’enracinement du droit dans la mort parce qu’elle fige les situations. Elle peut entrer dans le débat, mais elle ne peut avoir le dernier mot. L’opposant a une part de raison que la raison ne perçoit pas. Il veut tenir coûte que coûte et sait déjà que sa parole sera décisive. Ce n’est pas à partir de l’horizon de la mort que la parole doit s’exprimer : c’est dans l’île du milieu, où les points de vue peuvent s’équilibrer, qu’il tient à plaider sa cause. Devant tous les autres dieux, il perd pourtant son procès. 

 Des menottes à la parole
Pour clore définitivement le débat, Atoum, le maître des dieux, demande à Isis d’amener Seth,  les menottes aux mains. Elle s’exécute sur le champ, conduisant le plaignant docile au centre de l’assemblée. On peut en faire un prisonnier mais personne ne peut l’empêcher de parler. Plus son corps est affaibli plus sa parole sera forte, car le droit est lui-même prisonnier si sa parole n’est pas prise en compte ; en imposant une place au désordre, elle maintient l’ouverture et rend possible les nécessaires remises en cause. Atoum l’interroge : « Pourquoi ne nous permets-tu pas de vous départager en voulant t’adjuger la fonction d’Horus ? » Ce n’est pas la fonction d’Horus, qui est en cause, c’est la force du droit lui-même. Seth va montrer à tous que seule sa parole est décisive : « Fais appeler Horus, dit-il, et qu’on lui donne la fonction de son père Osiris ». C’est de lui, en définitive, que le futur souverain tiendra son pouvoir, car, sans lui, la parole qui fonde son droit, ne serait pas une véritable parole.   

Le tonnerre qui précède la pluie 
Finalement, la parole de Seth est décisive pour les dieux eux-mêmes. Ils viennent de prendre conscience que la force du désordre est une des composantes de la création. Seth fait aussi partie de l’Ennéade, qui représente la structure fondamentale du monde. Il faut en tenir compte. C’est pourquoi Atoum, le dieu des dieux, demande qu’on lui confie le récalcitrant. Il le considère maintenant comme son propre fils. Désormais Seth siègera avec lui. Accompagnant le soleil, dans ses rondes quotidiennes, il tonnera pour annoncer l’orage. Sans doute fera-t-il peur, mais son grondement sera annonciateur d’une pluie bienfaisante. En dépit des apparences, le désordre, peut être une face cachée de la parole. A sa manière, s’il est intégré, il est là pour faire éclater la vie. 
 

Une parole qui engendre l’homme à partir du désordre et de la violence 
D’après le mythe, c’est sur le droit qu’est fondé le développement de l’homme mais le droit lui-même est l’œuvre de la parole. En ce sens, il ne peut se refermer sur lui-même car la parole est aussi son dépassement. En se disant, elle contribue à ordonner le monde, mais elle ne peut jamais se dire totalement. Il y a, en elle, de l’indicible, qui est le signe de sa transcendance et de l’incomplétude de la création. Le monde en général et l’homme en particulier sont en perpétuelle gestation. Le désordre est le symptôme du non dit, qui pousse constamment la parole à se dire. Mais il faut savoir l’écouter et l’interpréter, même s’il fait peur comme le tonnerre lui-même. C’est à ce prix que nous pouvons progresser vers une plus grande humanisation. La parole, en effet, engendre l’homme à partir du désordre et de la violence. Pour l’exprimer, à sa façon, le mythe dit que « Seth et Horus réconciliés s’unissent charnellement pour assurer la prospérité du royaume d’Égypte ».

 

 Etienne Duval

  Vers la justice ou la parole juste

 
Violences   
                                             
Si la parole est le propre de l’homme, celui-ci serait aussi le seul capable de la violence suprême : le meurtre.
Certes, la violence, sans doute en un autre sens, est à l’œuvre à la racine même de l’univers et de la vie. Le spectacle d’un ciel étoilé, image de la sérénité, n’est pacifiant qu’en raison de la distance. Les étoiles  aux si paisibles révolutions sont des monstres qui naissent, vivent et meurent dans un paroxysme de violence dont les soubresauts, malgré les distances, peuvent être enregistrés par nos instruments. Vies et  morts des étoiles primitives. Leurs cendres nourrissent les générations futures d’étoiles des éléments nouveaux sans lesquels la vie ne serait jamais apparue. L’eau, élément indispensable, n’existerait pas non plus sur terre sans les bombardements d’astéroïdes, comètes et autres météorites qui l’ont apportée, et dont les impacts furent en même temps éminemment dévastateurs. Ils n’appartiennent d’ailleurs pas forcément qu’au seul passé.  Aujourd’hui, en tous cas, tremblements de terre, tsunamis, éruptions volcaniques, typhons et autres séismes, tout aussi vitaux, répandent encore ici ou là morts et dévastation. Le monde animal lui-même, n’est pas que bucolique :  luttes pour le territoire ou pour la domination, invasions, prédation, supplantation, cannibalisme, ne sont pas le propre des sociétés humaines.
Mais la conscience change tout, comme l’apparition de la parole.

Langues
La parole est une mais les langues sont diverses. Première difficulté pour se comprendre et pour des rapports pacifiés. L’humanité a explosé en peuples et langues dont l’histoire commune est jalonnée d’épisodes guerriers. L’interaction de plus en plus étroite des groupes humains rend possible la contagion universelle des conflits ; Les première et deuxième guerres mondiales en sont la tragique illustration.
L’existence d’une langue primitive, unique matrice de toutes les autres, est une question qui reste ouverte. L’esperanto se voulait langue universelle dans une démarche de paix. Mais c’est l’anglais qui joue aujourd’hui ce rôle transversal, vécu parfois comme dominateur. A contrario, la multiplicité des langues traduit sans doute les différentes approches possibles sur la voie de l’humanisation. Quand une langue s’éteint, c’est toute une manière originale et fondamentale d’être au monde qui disparaît, véhiculant des valeurs dont nous pouvons perdre jusqu’à la notion. Je pense aux langues amérindiennes par exemple. A l’inverse, dans nos sociétés, des groupes ou des communautés éprouvent la nécessité d’inventer de nouveaux langages, porteurs de leur culture, car la langue dominante comme l’histoire est souvent celle des vainqueurs. Et cette domination par la parole est aussi une injustice.
La langue, affirmait Ésope est la meilleure des choses car « c’est le lien de la vie civique,…l’organe de la vérité et de la raison ; par elle on bâtit les villes et on les police ». L’Agora, au centre de la cité, était le lieu des échanges et de la politique. La cité grecque, sans doute idéalisée, est attachée dans notre esprit à l’idée de démocratie. Mais  le mot de cité, décliné aujourd’hui au pluriel, évoque plutôt l’échec d’un projet social partagé par tous, certains disent le domaine du non droit.

Parole
Tout au long du récit biblique, la Parole est la manifestation du Transcendant. « Parole de Yahvé ». Le mot jalonne en permanence les textes prophétiques. Et si « nul n’a jamais vu Dieu », comme le dit St Jean, Il leur a envoyé ses prophètes, mais « vous ne les avez pas écoutés ».  La Parole a butté sur le refus des hommes, nuques raides qui se refusent à la lumière car leurs œuvres sont mauvaises.
Cette Parole s’adresse au peuple choisi, mais pas seulement, comme le raconte Jonas envoyé en mission à Ninive, la grande ville.
 La Parole, manifestation par excellence du Très Haut, n’en est pourtant pas la seule. Les livres de sagesse invitent à ouvrir les yeux sur la Geste de Dieu, sa création : « Parle à la terre, elle te donnera des leçons » (Job 12,8). Ils nous invitent ainsi à mettre notre main sur la bouche, dans un silence émerveillé. 
Mais la Parole n’a pas suffi. « Et le Verbe s’est fait chair » ; devenu cette chose fragile dont la parole est contredite, piégée, objet de scandale ; et finalement on le met à mort pour le faire taire car « il a blasphémé ». Le signe de la croix : il fallait qu’il soit élevé, misère et grandeur du visage du Tout Autre.        

 Justice 
Ésope nous repasse le plat car pour lui, la langue est la pire des choses, «  c’est la mère de tous les débats, la source des divisions et des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté on loue les dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes ».
La parole  n’échappe pas à l’ambiguïté ou plutôt à l’ambivalence des entreprises et des signes. Il est pourtant indéniable qu’elle est une contribution essentielle à l’édification de la cité : négociations, arbitrages, rencontres au sommet ou non, procès, travail de deuil. Tout passe par elle pour dépasser la violence immédiate, le conflit mimétique ou la peur de l’autre, la vengeance, le règlement de compte… A quelles conditions ?
 

 

La parole s’adresse à un Tu ; elle est face à face. Elle  ouvre, par là même, un horizon, la communauté des hommes, horizon qui s’ouvre à la mesure de ma démarche, si bien que par la parole je vais « de commencements en commencements, par des commencements qui n’ont jamais de fin ».

La parole doit se nourrir de silence, non pas celui qui mure dans l’autisme, mais celui de l’attente, la main sur la bouche,  dans la stupéfaction ou l’admiration peut-être, en tout cas dans l’interrogation devant la nouveauté étrangère qui se révèle à moi. Je pense à la rencontre avec un groupe d’Indiens  engagés dans une lutte révolutionnaire, assis en cercle, fumant le calumet, pendant des heures, avant de prendre une décision importante. Combien de paroles inutiles, car, pendant que l’autre parle, je bouillonne de mes idées, démonstrations, solutions tout droit sorties de mon chapeau.

La parole juste est réponse.

La parole juste doit se faire chair. La réponse ne se fait pas les mains vides. Sorti de chez moi, à l’aventure, à la rencontre de l’autre, c’est ma maison qu’il lui faut ouvrir, avec toutes ses richesses, injuste possession, appropriation ou bien pierre apportée à la construction de la cité.

Sinon ce ne sont que paroles. « Paroles, paroles… »  comme dit la chanson.

 

 Yvon Montigné

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26 décembre 2007 3 26 /12 /décembre /2007 17:26

Torture à Abou Graïeb

http://www.planetenonviolence.org/USA-Sur-Fox-TV-la-Torture-comme-Divertissement_a1146.html

La torture ou la destruction de l’altérité de l’autre

 Depuis plus de dix ans, le docteur Pierre Duterte reçoit des patients, victimes de la torture. Jusqu’ici plusieurs milliers de femmes et d’hommes sont venus, chez lui, déposer leurs secrets pour continuer à vivre. Leurs témoignages sont consignés dans le livre Terres inhumaines, édité par Jean-Claude Lattès (2007).  En cette période de Noël, où l’homme prend la figure d’un enfant pour nous ouvrir le chemin de la vie et de l’espérance, cet ouvrage nous révèle l’envers du décor : au nom de la Loi, dans toutes les parties du monde, sous les régimes tyranniques où règne la terreur comme dans les démocraties elles-mêmes, tout près de chez vous et dans les territoires lointains, des êtres humains sont en train de détruire l’altérité de l’autre pour extorquer la parole qu’ils veulent entendre. Fuyant la lumière, ils imposent à l’élan de la vie de se transformer en élan de mort. Les symboles se défont et l’immense travail de création qui transforme le monde est volontairement sapé de l’intérieur par une volonté perverse de décréation : nous voilà basculés dans les abîmes de l’enfer.     

Jusqu’ici, nous percevions de loin ce qui se passait à Abou Graïeb en Irak, à Guantanamo, en Afrique, ou ce qui était survenu en Argentine et au Brésil, mais nous restions dans les généralités et l’abstraction. Aujourd’hui, grâce à la parole de nombreux suppliciés, recueillie par le docteur Duterte, la torture prend un visage concret et effrayant, qui sollicite notre attention. Nous savons aussi qu’elle est à notre porte et que notre responsabilité est engagée. En relatant un certain nombre de cas concrets, nous voudrions faire entrer le lecteur dans cet univers caché où le mal semble travailler à notre insu.    

 La toute-puissance du tortionnaire

 Le tortionnaire est dans la toute-puissance et la bonne conscience. Il agit avec l’appui de l’autorité et se présente comme le représentant de la loi, une loi qui bafoue ses propres bases, en légalisant implicitement et même explicitement la torture. La Loi vise à donner un espace à l’autre ; les tortionnaires et ceux qui les couvrent, détruisent cette place patiemment dégagée depuis des millénaires. Deux exemples vont nous ouvrir les yeux.      

La maison des fantômes

 Au Soudan, la Maison des fantômes sème l’effroi parmi les populations. Elle est anonyme : elle pourrait être la vôtre ou celle du voisin. Qui sait ? Elle se situe dans un coin de banlieue où tous les pavillons se ressemblent. Mais là, dans le plus grand secret, des hommes torturent leurs compatriotes réduits à l’état de morts-vivants. Chacun en vient à soupçonner la maison de l’autre et l’angoisse finit par envelopper de la chape de la peur des populations entières. A votre insu, la torture s’est introduite chez vous.  

   Le supplice du pneu

 Dans d’autres pays, c’est au grand jour que le supplice est imposé à une personne et à ceux qui la regardent. Un pneu est disposé autour du cou de la victime et, parfois, plusieurs autres viennent entourer son corps. Un tortionnaire y met le feu et le supplicié, hurlant à la mort, essaie vainement de se dégager. Horrifiés ou parfois exaltés, les passants assistent, malgré eux, à une pièce de théâtre improvisée et morbide, les uns s’identifiant à la victime, les autres se plaçant du côté du tortionnaire.     

 Une parole sans sujet

 Dans certains cas, l’autorité cherche le renseignement qui devrait sauver de multiples vies et préserver la bonne santé de la communauté. Mais en extorquant l’aveu désiré, elle prive la parole du sujet qui devrait la porter et invalide son authenticité. Le plus souvent, la parole dénonciatrice viendra de ceux qui désertent volontairement leur camp, pour des raisons bonnes ou mauvaises qui leur appartiennent.

   « La question » et le général Aussaresses

 Pendant la guerre d’Algérie, la torture s’est parfois imposée, aux yeux des tortionnaires et de ceux qui les commandaient, comme une nécessité politique. Henri Alleg, auteur de La question, s’interrogeait sur la position de la France par rapport à l’Algérie. Il est arrêté en 1957. Endurant la privation d’eau et de nourriture, le voilà soumis à la « gégène », aux coups et à la pendaison par les pieds. De son côté, la général Aussaresses, s’est justifié sans état d’âme : « C’est efficace, la torture, la majorité des gens craquent et parlent. Ensuite, la plupart du temps, on les achevait. (…) Est-ce que ça m’a posé des problèmes de conscience ? Je dois dire que non ».  

  En arrachant la parole, on contribue à la détruire si bien que la torture révèle une autre finalité  que celle qui est ouvertement affirmée : elle consisterait plus essentiellement à imposer le silence. « Vous n’avez plus droit à la parole. » 

  Les lèvres cadenassées

 Un enfant venu de Sierra Leone raconte le supplice du cadenas. Des combattants viennent, s’attaquent à son voisin. Ils lui percent les lèvres et introduisent, dans les trous, le crochet d’un cadenas qu’ils referment aussitôt. La clé est alors retirée et détruite. L’enfant ne sait pas ce qu’est devenu le voisin. On l’avait déjà symboliquement tué en lui fermant la bouche.     

 Une sexualité sans désir

 La sexualité est non seulement séparée de l’amour, elle est volontairement dénouée du désir lui-même car je ne suis plus un autre et l’autre ne saurait être l’objet de mon désir. Ce qui me relie à la vie et à la création est couplé désormais avec la mort et le néant. 

   La bouteille de coca cola

 La bouteille de coca cola était très prisée par les tortionnaires de Kinshasa ou de N’Djamena. Peut-être l’est-elle encore ici et dans d’autres pays. Elle était introduite dans les orifices naturels de l’être humain pour simuler le viol. Aussi, en dehors de la prison, la victime qui a échappé aux supplices de ses geôliers, ne supporte-t-elle plus la publicité faite à la bouteille maudite. 

   La femme à la torche

 Un patient raconte : « Une femme est entrée, un soir, dans la cellule avec sa torche électrique. Elle nous a tous regardés. Nous étions vingt entassés dans cette cellule. Elle a arrêté sa torche sur mon visage et m’a dit que j’étais beau gosse. Elle m’a ordonné de la suivre dans un bureau et m’a dit qu’elle pourrait me faire avoir une meilleure cellule avec un matelas et de quoi manger. Puis subitement elle s’est déshabillée devant moi, m’a pris la tête de force et l’a coincée contre ses cuisses en m’ordonnant de lécher. C’était horrible. Après cela, elle m’a obligé de la baiser. C’était comme si elle me violait. »    

  La mort insensée

 La mort est elle-même volée ; elle a perdu le sens qui la reliait à la vie pour la conforter et faire sa place à l’autre. Banalisée, insultée, elle est dégagée du sacré qui l’enveloppe pour lui redonner le souffle.     

  La tête de mort

 Le médecin demande au patient qui l’écoute de faire faire une radiographie de ses sinus. Peu de temps après, le patient revient, jetant sur la table les radios demandées, avec l’air très mécontent. Que s’est-il passé ? Le docteur finit par le savoir. Ayant dû assister à des sacrifices humains dans un endroit où des crânes jonchaient le sol, il venait de découvrir l’image de son propre crâne, dessiné comme une tête de mort. Le passé et l’avenir se confondaient dans sa tête : il se voyait déjà condamné à l’horrible sacrifice.    

  Le jeune qui joue au foot avec la tête de son père

 Un jeune patient explique au médecin quel a été l’un de ses plus épouvantables supplices. Un jour, le tortionnaire a jeté devant lui la tête de son père. Il a dû jouer au football avec cette balle improvisée. Chaque coup de pied la faisait résonner sèchement et elle s’en allait cahotant à travers les bosses de la prairie, avec un bruit flasque que le jeune n’oubliera jamais, et… le docteur non plus.  

   Le non étouffé

 La victime de la torture est soumise à un nouvel interdit : elle n’a pas le droit de dire non. La résistance, qui construit l’autre du sujet, est désormais interdite. 

    Le choix imaginaire d’être violée

 Une patiente  se présente au cabinet. Mal à l’aise, elle raconte ce qui lui est arrivé. Sept femmes furent arrêtées et furent mises en détention. Un jour, un choix épouvantable leur fut proposé : « Ou on vous viole, ou on vous tue ».  Deux refusèrent la première alternative et furent immédiatement assassinées. Les autres furent violées et eurent la vie sauve. Les militaires avaient mis la patiente devant un choix impossible : la mort physique ou la mort psychique. A sa sortie de la prison, elle ne put rejeter le viol sur le violeur puisqu’elle était, à son avis, « consentante ». Il faudra l’appui du psychothérapeute pour lui ouvrir les yeux.     

 La guitare de Victor Jara

 Victor Jara était un guitariste chilien réputé. Il savait dire non avec sa guitare. Or, un jour, il fut arrêté et, pour l’empêcher de résister à nouveau, les tortionnaires lui brisèrent les doigts et l’entraînèrent sur le grand stade de Santiago, où il avait donné un concert pour soutenir la candidature de Salvador Allende. Là, ils le torturèrent avant de le mettre à mort et la guitare n’a plus continué à proclamer, à sa place, le non interdit.      

 La filiation détruite

 Dans cet univers, qui porte la mort, la torture pousse la cruauté jusqu’à détruire la filiation pour l’empêcher d’engendrer l’autre, à l’intérieur de la famille et de la communauté. Il faut, à tout prix, détruire l’espace, qui répartit les places inaliénables de chacun, en imposant la distance entre les générations et entre les filles et les fils de la même fratrie.     

 Le fils qui est obligé de tabasser son père

Un homme encore jeune entre dans le cabinet. Il n’arrive plus à vivre, poursuivi, de nuit et de jour, par le regard de celui qu’il a violemment maltraité et, comble de malheur, ce regard est celui de son père. Un jour, les tortionnaires amenèrent le pauvre père tout près de son fils. Ce dernier devait le tabasser à grands coups de pieds et de poings. Le fils dut se résigner à obéir sous la menace. A chaque reprise, les yeux de la victime,  animés d’une violente colère,  se faisaient plus accusateurs. Aujourd’hui, les reproches, pleins de malédiction, se sont accrus, rendant la vie impossible à celui qui se voit écarté, malgré lui, de sa propre filiation.
 

 La femme enceinte dont on ouvre le ventre

 Un jeune homme, encore enfant, raconte l’odieux spectacle auquel il a assisté. Des tortionnaires croisent une femme enceinte et s’enquièrent du sexe de l’enfant à naître. Elle est incapable de répondre. Alors ils lui assurent qu’ils peuvent l’aider bien qu’ils n’aient pas d’échographie et, là-dessus, ils lui ouvrent le ventre, à grands coups de machette.   

  Ce sont les mamans qui font ça

 Comme on l’a vu déjà, les femmes peuvent être tortionnaires aussi bien que les hommes. Mais les victimes ne peuvent s’empêcher de penser que leurs coups sont encore plus insupportables que ceux des hommes ; ils sont hors du champ de l’imaginaire. Or un jeune homme a été précisément torturé par une femme, qui était plus âgée que sa propre mère. Encore effaré, la détresse dans le regard, il demandait au médecin : « Comment des mamans peuvent-elles faire ça ? » 

  Les responsabilités confondues

 Distances et frontières sont détruites les unes après les autres, au point d’entraîner la confusion entre l’agresseur et sa victime. Le supplicié finit par endosser la responsabilité de sa propre torture.

   Torturer en ne faisant rien

 Le comble de la perversité, dans cette confusion des responsabilités, consiste à torturer en ne faisant rien. Une femme a été arrêtée en même temps que trois autres. Les trois ont été violées, mais elle a été épargnée ; les tortionnaires lui ont dit qu’elle était trop moche. Comment pourrait-elle attirer un homme puisque les violeurs eux-mêmes l’ont dédaigné ? Sa vie est un tourment à tel point que le mariage lui est interdit. Bien plus, à l’audience de l’OFPRA, pour obtenir le statut de réfugié, elle répond « non » lorsqu’on lui demande si elle a été torturée ? Elle donnera la même réponse à la commission des recours, se condamnant elle-même au refus du statut.   

 Les tortionnaires qui ne viennent pas

Un autre patient reconnaît que sa nuit la plus difficile a été celle où les tortionnaires ne sont pas venus. Chaque nuit, en effet, ils venaient le chercher pour l’interroger. Or, cette fois, ils l’ont complètement ignoré. L’attente était insupportable. Les autres lui ont ouvert la place de la nuit pour partager avec eux la responsabilité de son malheur.      

L’image défigurée

 La torture finit par s’attaquer à la beauté qui émane de l’être, beauté chargée de mystère, qui semble venir d’ailleurs. La Bible dit que l’homme est créé à l’image de Dieu et participe de sa beauté. De son côté, le non-croyant sait bien qu’il  y a une beauté indicible, renvoyant à une transcendance qu’il ne nomme pas pour en conserver le mystère. Or c’est là que la torture révèle avec le plus de force la perversité de sa toute-puissance. Elle s’attaque aux racines de l’être, à l’image elle-même, qui rayonne de la présence du mystère, à tel point que la femme ou l’homme finissent par avoir un profond dégoût pour eux-mêmes.

   L’athlète martyrisé

 Un sportif de haut niveau, dont l’harmonie du corps traduisait la beauté de l’être, dut subir l’effroyable acharnement des tortionnaires, qui voulaient détruire sa personnalité en défigurant son apparence physique. Il ne restait plus un coin de sa peau qui ne fût pas marqué par des cicatrices. Pour l’empêcher de briller dans son sport préféré, les soi-disant « représentants de la loi » avaient déboîté un de ses genoux et frappé sa rotule à grands coups de marteau. Ils s’étaient même attaqué à ses coudes et à l’un de ses avant-bras.     

Le footballeur admiré

 Lorsqu’il est entré dans le bureau du médecin, un autre athlète paraissait avoir quarante-cinq ans. Il en avait, en réalité, vingt-trois. On lui reprochait de s’être opposé à la dictature d’un petit général. Mais surtout sa supériorité physique, sa notoriété sportive, l’admiration que lui vouait le public, étaient insupportables aux tortionnaires eux-mêmes. Il fallait impérativement défigurer l’image pour casser la force et la gloire du supplicié.

 L’autre qui perd la tête

 Un conte africain raconte qu’un pécheur nommé Drid se promenait près de la plage. Tout à coup, sur le bord du chemin, il aperçoit un crâne, blanchi par le temps. Avec une infinie précaution, il le prend, l’examine et finit par l’interpeller : « Crâne, pauvre crâne, qui t’a conduit ici ? » A sa grande surprise, les mâchoires s’ouvrent et Drid entend très distinctement : « C’est la parole ». Il recommence et perçoit la même réponse. Alors, il lui faut avertir le roi. Courant jusqu’au palais, il frappe à la porte. Surpris en plein repas, le souverain manifeste sa mauvaise humeur mais s’enquiert cependant de la requête de son étonnant visiteur, qui déclare : « Il y a, sur votre territoire un crâne qui parle. – Mais tu es complètement fou » reprend le roi. Il est pourtant intrigué. Après s’être revêtu de sa cape, il prend son épée et suit le visiteur. Arrivé, à l’endroit prévu, le pécheur prend le crâne et lui exprime le souhait du souverain : « Dis au roi pourquoi tu es là ». Le crâne reste impassible. Au bout de quelques minutes, le maître des lieux manifeste quelque agitation. Puis, assuré d’avoir été trompé, il dégaine son épée et tranche la tête du pécheur. Sans plus attendre il part en grommelant pour rejoindre son palais. Alors, la tête roule près du crâne, qui, sur un air coquin, lui demande : « Tête, pauvre tête, qui t’a conduit ici ? » Et la tête répond : « Mais c’est la parole ». Une des interprétations de ce conte est la suivante : la parole que l’on n’écoute pas fait perdre la tête.  Le roi, trop sûr de sa puissance, était en dehors de l’écoute, et le pauvre pêcheur est devenu fou, comme l’homme qu’il avait rencontré. C’est donc la genèse de la folie que cherche à nous expliquer le conte africain. Mais le discours du fou, comme le discours de celui qui a été torturé, est porteur de la Parole : pour obtenir la guérison de l’un et de l’autre, il faut l’écouter pour en déchiffrer le sens. C’est ce que fait patiemment le docteur Duterte, dans le centre de soins « Parcours d’exil », depuis plusieurs années. En reprenant, dans ce texte, des éléments de son expérience, nous avons voulu rendre hommage à son admirable travail. Depuis peu, il vient également sur Lyon, pour aider au lancement du Centre Essor, mis en place par Forum Réfugiés, sur le modèle de Parcours d’exil. Il forme à l’écoute les membres de la nouvelle équipe, qui tente de prendre en charge d’autres victimes de la torture.

  Mohamed Diab, psychologue clinicien

 Etienne Duval, sociologue

 Le jour de Noël 2007

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       http://jklm.bleublog.ch/200608 

 

 

   Autoportrait du docteur Duterte, qui est aussi photographe d'art 

 

 L'art de ne pas se prendre trop au sérieux !

 

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1 décembre 2007 6 01 /12 /décembre /2007 17:13

 

Arbre à palabres de M'Bor Faye (1900-1984), Sénégal

http://lettresbacpro.free.fr/bacpro/bacpro2.htm


Négociation et espace d’incertitude

L’actualité attire aujourd’hui notre attention sur plusieurs conflits. Nous voudrions montrer ici que la négociation réussie passe par un lâcher prise et ne peut se réaliser qu’à l’intérieur d’un espace d’incertitude. Que nous le voulions ou non, la parfaite maîtrise et l’immobilité ne sont plus de mise lorsqu’il faut ouvrir une place à l’autre et à l’avenir. Pour faire comprendre une telle exigence, nous soulignerons les étapes qui vont de la mauvaise entente à la parole, en passant par l’affrontement et le nécessaire décalage et décentrement.

 

     Mauvaise entente et confusion

Au départ, nous piétinons dans une situation où la parole ne passe plus sous l’effet d’une mauvaise entente. Déjà la violence est à la porte car il n’y a pas de place pour l’écoute, de part et d’autre. Dans le mythe de Babel, c’est l’enfermement dans le même qui engendre l’incompréhension. Le projet est de réunir tous les habitants autour de la construction d’une Tour qui atteindra le ciel. Chacun devient une brique dans l’ensemble de la communauté qui s’élève vers Dieu, peut-être pour s’approprier la toute-puissance divine. C’est alors que les différences s’estompent et les messages se brouillent. Il n’y a plus de parole possible lorsqu’on va du même au même, ou plus simplement lorsque l’autre ne compte pas, parce qu’il devient un objet manipulable à merci. Il n’y a pas de sujet pour entendre, les repères s’estompent et chacun entre dans la confusion.

 
 Du blocage à l’affrontement

 Si la parole ne passe plus, c’est le courant lui-même qui fait défaut. La machine se bloque et le dynamisme du corps social s’essouffle. La peur prend le relais, peur d’être asphyxié et même peur de la mort. Pour en sortir, l’homme a l’arme de la violence pour recréer la distance et le manque. Sans doute l’homme est-il désir, mais il est aussi violence dès l’origine. La violence peut tuer sans doute, mais elle peut aussi faire cheminer l’homme vers la parole. Les Indiens disent qu’il y avait, dans leur contrée, un arbre plus vieux que le monde. Chaque année il portait des fruits magnifiques, mais, sur l’une de ses deux branches, les fruits étaient empoisonnés et pouvaient produire la mort. Aucune femme, aucun homme ne savait quelle était la mauvaise branche si bien que, jusqu’ici, personne n’avait osé manger un seul de ces fruits, les plus magnifiques du monde. Or, une année, la famine s’installe. Les habitants du village voisin vont mourir s’ils ne goûtent au fruit de l’arbre des origines. A bout de souffle, l’un d’entre eux se lève et cueille sa nourriture sur la branche de droite. Il reste debout et se trouve réconforté. Les autres habitants se précipitent à sa suite, pour leur plus grand plaisir. Mais, à la tombée de la nuit, le conseil du village décide de couper la branche de gauche. Au petit matin, lorsque tous viennent en quête de nourriture, l’arbre est mort et les fruits sont jetés à terre. La branche du désir ou de la vie a besoin de la branche de la violence ou de la mort : les villageois l’ont appris à leurs dépens. Il ne s’agit pas pour autant de donner libre cours à l’affrontement. Sous peine de mort, la violence doit toujours être conjuguée avec le désir qui recherche l’amour, pour faire prospérer la vie. Encore faut-il qu’elle soit intégrée pour dynamiser le désir lui-même. Lorsque Moïse conduisait les Israélites dans le désert, l’énervement finit par prendre le dessus et des mutineries s’installèrent, mettant en danger le peuple tout entier (selon notre interprétation). Le chef eut alors  une inspiration de génie. Il fit représenter la violence (notre interprétation)  sous la forme d’un très grand serpent d’airain, que tout le monde pouvait voir parce qu’il était placé sur un étendard très élevé. Si quelqu’un était prêt à s’engager dans la mutinerie meurtrière, il devait regarder le serpent. C’était alors  sa propre violence qu’il découvrait et, en l’intégrant en lui, il se trouvait guéri. Pour écarter le danger de la violence, rien ne sert de vouloir l’éradiquer : il est préférable, au contraire, de l’accepter comme une dimension de soi-même, pour en faire une source privilégiée de la parole naissante. Il n’est pas forcément opportun de vouloir éviter le temps de l’affrontement, si c’est bien la négociation qui à terme est recherchée.

 

     Le nécessaire décalage pour voir et écouter l’autre

 Celui qui reste ancré sur son territoire et ses positions juge la situation et ceux qui l’entourent à partir de lui-même et de son conditionnement. Marx l’a expliqué savamment dans sa théorie sur l’idéologie. De leur côté, les Chinois nous offrent un conte pour rire, qui le fait comprendre plus simplement. Un jour, un paysan, originaire d’une région reculée, décide de partir au marché. Sa femme souhaiterait qu’il lui achète un peigne. Mais, arrivé sur le lieu de ses emplettes, il ne sait plus quel est l’objet désiré par son épouse. Il choisit un miroir. De retour à la maison, il le donne à sa femme. Curieuse, celle-ci déchire l’emballage. En regardant l’objet, elle se met à pleurer. Sa mère est là, toute proche ; elle s’enquiert du problème. « Mon mari a acheté femme seconde », dit la fille éplorée. Prenant, à son tour, le nouvel objet, la mère rassure la jeune femme : « Ne t’inquiète pas, elle est déjà bien vieille ». Ainsi, celui qui ne quitte pas sa maison, juge tout en fonction de sa propre image. Le décalage est indispensable pour voir et écouter l’autre. C’est ce qu’a bien compris un autre paysan chinois. Une question l’inquiète : pourquoi ne gagne-t-il pas sa vie alors qu’il travaille sans relâche ? Pour trouver une solution à cette énigme, il décide de s’écarter de chez lui pour aller interroger le dieu de l’ouest. Son long voyage lui permet de rencontrer plusieurs personnes, qui lui confient leur propre problème à présenter au dieu. Arrivé à la porte du temple, un vénérable personnage l’interroge sur ses requêtes. En fait, il a quatre questions, alors que le nombre total doit être impair. De quatre, il convient de passer à trois. Après une nuit de réflexion, notre jeune homme décide de sacrifier sa propre question. La réponse ne se fait pas attendre. Il convient de respecter la loi du monde qui est le partage. Les conséquences sont sans appel. Si l’on veut devenir un personnage honorable, il faut renoncer à ses privilèges. Pour réussir dans les affaires, mieux vaut ne pas être trop attaché à son argent : il  est préférable de le faire fructifier pour le bénéfice de tous. Si une mère veut le bien de sa fille, elle doit accepter de s’en séparer. A travers toutes ces réponses, le jeune homme s’enrichit du partage avec ses hôtes de passage jusqu’à trouver sa propre femme et finit par découvrir la solution à sa propre question. Pour gagner correctement sa vie, il ne peut plus considérer l’entreprise agricole pour laquelle il travaille comme une mère dont il devrait tout attendre et ceux qui l’emploient ne peuvent pas agir comme s’ils étaient les propriétaires de leurs employés au point de les pressurer constamment. A ces deux conditions, le paysan pourra prendre sa part de responsabilité et gagner correctement sa vie. Il fallait donc se décaler pour voir correctement le problème, allant jusqu’à faire passer, avant les siennes, les préoccupations des autres. En même temps la solution supposait des séparations, qui obligeraient à mettre de la distance entre les individus et à créer du détachement par rapport aux privilèges et à la richesse. Ainsi le décalage initié par la décision de partir en voyage finit par structurer toute sa démarche.

    L’entre-deux pour la rencontre

 Dans la plupart des cas, il ne suffit pas de se décaler pour aboutir à la meilleure solution des problèmes posés. Il convient d’aller plus loin encore, en ouvrant un espace intermédiaire entre les intéressés, pour que la rencontre soit réellement possible. Cet espace est sacré parce qu’il fait sa place à l’autre. Un célèbre épisode de la Bible le met parfaitement en évidence : il s’agit de l’événement du buisson ardent. Un buisson brûle sans se consumer. Moïse, qui fait paître son troupeau, à proximité,  réalise un détour (il se décale) pour considérer le phénomène. Tout à coup Yahvé l’arrête : « N’approche pas d’ici, retire tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte ». Le berger est sur l’espace sacré de l’entre-deux et de la parole : Dieu va lui révéler son nom (Je suis celui qui suis) et lui confier la mission de libérer son peuple. C’est tout l’avenir d’Israël, qui est engagé, à partir de ce lieu privilégié où l’Autre a sa place.

 

    Créer l'espace d'incertitude pour pouvoir négocier

Nous sommes constamment en plein décalage et en pleine mobilité. Le mouvement et l’imprévisibilité doivent atteindre maintenant les positions de chacun. Un footballeur, qui entraîne des jeunes de la banlieue lyonnaise a son secret : il faut, selon lui, créer l’espace d’incertitude pour pouvoir marquer des buts. Il en va de même pour aboutir dans une négociation. Peut-être estimons-nous que nous n’avons rien à lâcher. Alors écoutons ce conte de l’Inde, intitulé Le pauvre et le grain d’or.  Un mendiant, très pauvre, allait de porte en porte pour quêter sa nourriture. Or il apprend que le roi va passer tout près sur un chariot d’or. Il se précipite alors vers la route royale. Le chariot arrive. Le souverain fait arrêter l’équipage à la hauteur du mendiant. L’air souriant, il tend la main, demandant au quêteur ce qu’il peut lui donner. Interloqué, celui-là croit que le roi se moque de lui. Et le Seigneur insiste. Le pauvre a bien deux ou trois poignées de riz dans sa poche mais il n’aime pas partager. Piteusement il tend au demandeur un seul grain pour toute aumône. Mal lui en prit car, le soir, en grattant dans sa poche, il découvre un grain d’or. « Si au moins, dit-il, j’avais donné une bonne partie de mes réserves ! » Ainsi, celui qui ne veut rien perdre ne peut rien gagner.

 
 Le temps de la parole

 La négociation implique l’entrée dans la parole et la parole est elle-même pétrie d’imprévisibilité, même si certains cadres doivent être respectés. Que penser alors des négociateurs trop prudents, qui ne font que répéter les consignes du pouvoir ou des appareils ? Nasr Eddin, un grand sage du Moyen Orient, vivant dans les temps anciens et utilisant la plaisanterie pour se faire comprendre, leur a depuis longtemps préparé une réponse. Un jour,  sur un marché, quelqu’un vient vendre un très beau perroquet qui parle l’arabe. Il en obtient deux pièces d’argent, ce qui est une coquette somme d’argent pour l’époque. Le lendemain, Nasr Eddin arrive avec un superbe dindon. Il en demande trois pièces d’argent. Surprises, les personnes, qui avaient assisté à la séance de la veille, interrogent le voleur : « Comment peux-tu demander trois pièces d’argent pour un dindon, alors que le perroquet parlant l’arabe a été cédé pour deux pièces seulement ? – Sans doute votre animal parle, reprend l’interpellé, mais le mien vaut beaucoup plus parce qu’il pense ».  Ainsi, ceux dont la parole n’est que répétition sans pensée aucune seront toujours les dindons de la farce.

 

     Une question pourtant continue à se poser : où est passée, dans la parole, la violence qui présidait à l’affrontement initial et qui a permis d’opérer le premier déblocage ? L’histoire du sage et du serpent va nous le faire comprendre. Un serpent était installé sur un chemin que devaient emprunter les habitants d’un village. Chaque jour, il les terrorisait sans ménagement, en se jetant sur eux pour les mordre cruellement. Or un sage vint à passer.  Le reptile lui fit subir le même tourment. Doucement, le sage lui demanda pourquoi il lui imposait des tortures alors qu’il voulait simplement passer sans lui causer le moindre ennui. Ému par la douceur du voyageur, le serpent s’excusa. L’homme lui fit la leçon et lui demanda de faire le serment qu’il ne mordrait plus les passants. Sans attendre, il donna sa parole. Depuis ce jour, il ne mordit plus mais les voyageurs, s’apercevant de son changement d’attitude, lui firent subir les pires désagréments, lui jetant des pierres, le frappant avec des verges et le faisant tournoyer dans les airs au bout de leurs bâtons. Là-dessus, le sage passa à nouveau, après quelques semaines. Il chercha l’animal. Tremblant, meurtri de toutes parts, celui-ci était caché sous quelques feuilles ; il finit par se montrer. L’homme n’en revenait pas. « Que s’est-il passé, dit-il ? – Tu m’as demandé de ne plus mordre, répondit le serpent. Je t’ai obéi mais ma vie est devenue une épreuve de chaque instant. – Oui, je t’ai interdit de mordre, reprit le maître, mais je ne t’ai pas défendu  de siffler. » Depuis lors, le reptile mena une vie tranquille auprès des habitants du village. Ce que le sage veut nous faire comprendre, c’est que la violence reste sous-jacente à la parole sous la forme de la menace et de la critique : elle peut « siffler », gronder, invectiver, contredire, interdire même sans pour autant détruire. Dans le jugement de Salomon, un modèle pour toute justice, la menace était présente sous la forme de l’épée, qui permit de faire émerger la vérité. Aussi demeure-t-elle toujours une arme dans la négociation pour faire bouger les lignes lorsqu’elles sont trop figées : elle fait partie de la parole.

  
Francesco Azzimonti, formateur de formateurs

Etienne Duval , sociologue

 Le 29 novembre 2007

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26 octobre 2007 5 26 /10 /octobre /2007 09:15

 

Tissage (métissage) au Bhoutan

http://amisdubhoutan.free.fr/Pages/page_10.html


Notre rapport à l’étranger

 Au-delà de l’incompréhensible incompréhension

En France, notre rapport à l’étranger est fait de bonne volonté mais aussi d’une grande incompréhension. L’image de notre comportement, noircie par le renvoi des immigrés, surtout lorsque les familles sont déchirées et les destins individuels brisés, devient de plus en plus insupportable. Aurions-nous déserté la sphère de l’humain, écarté le rapport à l’autre qui fait de nous des hommes ? Peut-être, mais c’est alors dans la plus grande inconscience. Le film coréen, Printemps, Été, Automne, Hiver… et  Printemps, pourrait contribuer à nous ouvrir les yeux.    

 

   La pierre qu’il faut traîner 
 
Le cinéaste Kim Ki-Duk met en scène un vieux moine et un enfant, sur une petite île au milieu d’un lac. Sans intervenir inutilement, le vieux moine s’efforce d’éduquer l’enfant, pour le conduire, un jour, jusqu’à l’éveil. Or, une scène étonnante est en train de se passer. L’enfant attache des pierres, par l’intermédiaire d’une ficelle, à un serpent, une grenouille et un poisson. Les pauvres petits animaux peinent pour traîner ce fardeau inhabituel et leur tortionnaire prend plaisir à les voir gesticuler. Le maître est là mais ne dit rien. Au cours de la nuit, il vient lui-même attacher une grosse pierre au dos de l’enfant. Lors du réveil, il lui fait la leçon : « Hier, tu as martyrisé de pauvres petits êtres vivants. Aujourd’hui, tu vas toi-même traîner ta pierre pour aller libérer les animaux que tu as torturés. Si l’un d’entre eux est mort, tu souffriras, toute ta vie, de la cruauté de ton acte ». Péniblement, l’enfant se traîne jusqu’au lieu du forfait. Il délie le poisson et la grenouille de leur pierre invalidante. Malheureusement, le serpent a cessé de vivre. Sans s’en rendre compte, le jeune moine est en train de faire son voyage initiatique et il se trouve maintenant au point de rencontre crucial avec la mort. Il se rend compte qu’il a une pierre à traîner parce que quelqu’un d’autre l'a attachée sur son dos. Nous saurons à la fin du film que sa mère l’a abandonné, au tout début de son existence. Pour se libérer, il faudra, comme le moine le lui a fait comprendre, s’ouvrir à l’autre pour l’aider à se  délivrer de son fardeau. Alors, la pierre qu’il a fallu traîner, pendant de longues années, deviendra le socle de l’éveil lui-même et donc de la libération de l’être. 

 

     La pierre de l’étranger 
 
L’étranger, qui quitte le Maghreb, les profondeurs du continent africain, le Moyen Orient, a aussi une pierre qu’il traîne avec difficulté. Il tourne en rond parce que la communauté l’enferme et aspire toute son énergie. Il a de la peine à réaliser sur place des programmes de développement à long terme. Tout s’effiloche, l’argent s’égare dans les poches de ceux qui lui veulent du bien, l’horizon se ferme et il ne voit d’autre solution que d’aller rêver ailleurs parce qu’ici le rêve a perdu sa force créatrice. 

  Il vient chez nous pour qu’on le libère de sa pierre 
 
Par tous les moyens, l’étranger cherche à sauver sa peau. Il veut parvenir chez nous, comme s’il percevait déjà sur notre terre un avenir messianique. Contrairement à ce que certains pensent, il ne vient pas d’abord pour gagner sa vie : il est plus fondamentalement en quête de guérison et de libération. Le nœud du problème est culturel ; il n’est pas seulement économique. Il attend, bon gré mal gré, qu’on le libère de sa pierre.

  Nous ne comprenons pas sa demande 
 
Pris dans nos problèmes de crise, nous ne comprenons pas sa demande. Il a le cœur meurtri et nous le prenons pour un envahisseur. Notre cœur se ferme pour pouvoir se défendre. Il y a, entre nous, un jeu de cache-cache qui contrarie la recherche de solutions adéquates. Nous imaginons son besoin à la lumière de nos propres soucis. Mais nos soucis enveloppent sa demande du voile de la nuit, qui nous empêche de le comprendre.

 
 Une situation impossible et le règne de la peur 
 
La situation devient de plus en plus impossible à dénouer. Dans la confusion qui engendre l’incompréhension, chacun s’enferme dans la peur. Il faudrait que nous nous engagions, les uns et les autres, dans un voyage initiatique, pour affronter la mort. Mais la mort, c’est l’autre et il faut l’écarter. Les banlieues s’enflamment et les charters se chargent des sans papiers. Les autorités tentent de s’accaparer la raison face aux dangereux utopistes, loin de la réalité, et pourtant, comme toujours, « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ».


  Le problème, c’est que nous avons aussi notre pierre à traîner 
Si nous réagissons de manière aussi inconsidérée, c’est que nous avons aussi notre pierre à
traîner. Malheureusement, nous ne le savons pas. Notre souci, ce ne sont pas nos racines, ce sont les projets, avec une société à construire et sans cesse à perfectionner. Apparemment, le droit et la vertu sont de notre côté. Construire un monde  où chacun a sa place, n’est-ce pas le plus beau projet imaginable pour l’humanité en marche ? Nous sommes du côté des projets et de la société à construire, mais la pierre que nous traînons, ce sont précisément nos racines et la communauté oubliées. Nos difficultés à mettre en œuvre nos programmes et à conjurer la crise tiennent pour une bonne part à cette lourde pierre que nous ne voyons pas. Les dynamiques ne sont pas du côté de la communauté, qui peut nous enfermer et stériliser nos énergies, ni du côté de la société qui peut nous aliéner dans le mirage de ses plus beaux projets. Elles sont dans l’entre-deux, entre la communauté et la société.

 
 Chacun a la solution pour l’autre
S’il en est bien ainsi, nos destins sont croisés. C’est l’étranger seulement qui peut me libérer de ma pierre parce qu’il m’apporte la communauté que j’avais oubliée. Et, en échange, je peux l’aider à couper le lien mortifère à la communauté, lorsqu’il se laisse envahir par elle, en l’ouvrant aux projets d’une société toujours plus universelle. Comme nous l’enseigne le tao, il faut apprendre à marcher sur ses deux jambes, celle de la communauté reliée aux racines et celle de la société ouverte aux projets.

  
Un chantier commun à entreprendre ou le retour au jardin
Nous avons à construire un espace commun, plein d’enchantement, où chacun pourra trouver ses moyens de subsistance et ouvrir une place à l’autre. Il n’est plus question d’intégration dans un monde préparé à l’avance, qui me reste extérieur. Il devient nécessaire de faire naître une autre culture où nous croiserons nos fils et où le métier choisi, avec son cadre approprié, devra relier communauté et société. Entre l’une et l’autre, nous cultiverons notre jardin comme on tisse une œuvre d’art, pour un monde plein de promesses.

 
 La voie du sujet et de la libération
C’est dans ce jardin que pourra se faire l’éveil et la libération. Le sujet ne peut trouver sa voie qu’entre communauté et société, où gît le paradoxe. Ici la parole a droit de cité, donnant aux actes toute leur fécondité. Elle naît à la jonction de nos deux pierres, qui, une fois libérées, serviront de fondement à notre maison commune.

Etienne Duval

 Le 26 octobre 2007

  

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28 septembre 2007 5 28 /09 /septembre /2007 11:07

Socrate dans son enseignement

L’enseignement selon Socrate

 De l’illusion de la transmission du savoir à l’accouchement d’un sujet

 Il n’est sans doute pas inutile, en cette période de l’année, où écoliers et étudiants reprennent le chemin de l’école, de nous interroger sur l’enseignement. En ce domaine, Socrate est notre maître à tous.  Il l’est sans doute plus dans les mythes platoniciens que dans une philosophie plus élaborée. La vision des anciens y est plus présente et il dit lui-même sans ambages : « Or, le vrai, ce sont les anciens qui le savent » (Phèdre). Déjà, à son époque qu’il juge moderne, il pense qu’il faut revenir aux mythes pour s’approcher de la vérité. 

  La rencontre de Thot et du Dieu Ammon

 Thot vient de faire une découverte extraordinaire (Phèdre) : il a inventé l’écriture, ce qui permettra de démultiplier le savoir et de remédier aux insuffisances de la mémoire. Tout fier de son invention, il vient en parler au Dieu Ammon. Celui-ci prend de la distance par rapport à l’enthousiasme de son confident : il perçoit aussitôt la contradiction dans laquelle il s’enferme, constatant qu’il est en train d’oublier l’acte du sujet qui apprend. Avec son invention, il le contrarie dans sa recherche de la lumière de l’origine, qu’il présente comme un effort pour se ressouvenir. Bien plus, il risque de le dispenser de l’apprentissage du dialogue pour cerner plus sûrement le chemin vers la vérité. Par le biais de l’écriture, les jeunes gens vont accumuler des savoirs qu’ils ne pourront maîtriser  et qui les laisseront incompétents.

Que dire alors de la révolution actuelle de l’écriture avec l’informatique et internet ? L’inconvénient qu’Ammon percevait dans l’écriture se trouve ici démultiplié au centuple, en évacuant le rapport à soi et le rapport à l’autre qu’impose la constitution d’un sujet apprenant et en transformant plus encore le savoir en marchandise. Est-ce à dire qu’il faille renoncer aux nouveaux outils qui sont en train de nous transformer ? Sans doute non. Mais il est important d’être conscient du danger qui nous guette pour tenter d’y porter remède et éviter, à tout prix, que le sujet ne soit expulsé de notre univers.

  Le chêne qui parlait

 On a l’impression que Socrate s’est déjà propulsé dans notre monde actuel. Alors, il enfonce le clou. Il nous renvoie à ces gens qui écoutaient la voix d’un chêne, pour entendre les premières prophéties. Nous pensons qu’il s’agit d’une attitude grotesque. Il nous dit pourtant qu’ils sont davantage dans le vrai que les compétents d’aujourd’hui. Le chêne par sa taille et ses racines jouait avec le symbolique (c’est nous qui interprétons). Il constituait un objet intermédiaire qui renvoyait au savoir de l’origine. Le danger de notre époque pourrait être le renoncement à la démarche symbolique, dont la mission est de conduire le sujet vers lui-même, en le faisant accéder à une parole qu’il n’invente pas mais qui lui est donnée, à travers la voix du chêne, dont la mission est de nous livrer le logos de l’origine et de la prophétie.

L'illusion d'un savoir déposé dans l'âme

  On l’a compris, le savoir, pour Socrate,  n’est pas une marchandise, qu’on va déposer dans l’âme. Il est en même temps le savoir et la gestation du savoir. Il ne s’agit pas d’apprendre quelque chose : il faut apprendre à apprendre. Et, pour cela, la première connaissance consiste à savoir que je ne sais rien. Paradoxalement, c’est là le savoir fondamental qui va me donner accès à tous les autres savoirs. C’est le détour nécessaire pour que le sujet soit directement impliqué dans l’acquisition de savoirs nouveaux.
« Nous devons, dit Socrate, dans La République, nous faire dès lors à l’opinion que voici : la culture n’est point ce que certains, qui font profession de la donner, disent qu’elle est. Ils prétendent, si je ne me trompe, que dans une âme au-dedans de laquelle n’est pas le savoir, eux, ils l’y déposent, comme si en des yeux aveugles ils déposaient la vision. » Il faut passer par une conversion des yeux de l’intelligence « jusqu’au moment où elle sera enfin capable, dirigée vers le réel, de soutenir la contemplation de ce qu’il y a, dans le réel, de plus lumineux ». 
  

  Le fils de l’accoucheuse

 Pour nous faire comprendre sa tâche d’enseignant ou plutôt de maître de tous les enseignants, Socrate nous parle de sa mère. Elle est accoucheuse : elle-même n’enfante pas, mais elle aide les futures mères à enfanter. Lui-même est dans la même situation ; ici pourtant l’enfantement ne concerne pas les corps mais les âmes. C’est une tâche d’une très grande noblesse puisqu’il s’agit d’amener l’individu à enfanter de son âme. Le maître n’a pas lui-même la prétention d’enfanter : il se met à distance, dans une humilité extrême, pour permettre au sujet en gestation d’apparaître en pleine lumière.  

  La fécondation de l’âme

 Il est difficile, pour une accoucheuse, d’aider une mère à enfanter si elle n’a pas été fécondée par un homme. De même, pour Socrate, il est impossible d’amener un individu à accoucher de son âme si cette âme n’a pas été l’objet d’une fécondation préalable. Sans doute toute âme, quelle qu’elle soit, a déjà été fécondée par la lumière, qui s’est, à un moment donné, dans une grande intuition, confondue avec l’intelligence elle-même. C’est un peu comme le grand penseur, qui, en un instant privilégié, voit sa propre pensée, appelée à marquer toute sa vie. C’est pourquoi Socrate insiste sur le ressouvenir qui renvoie à la vision initiale. Il sait, pourtant, qu’il faut aider l’intelligence engourdie à retrouver le chemin de la lumière qui,  un jour, l’a envahi, pour que s’opère une nouvelle fécondation de l’âme. Elle doit réapprendre à voir de l’intérieur, cultiver l’Intuition jusqu’à repérer dans la réalité qui l’entoure le Bien ou peut-être l’Amour comme principe de toute compréhension.

    Le jeu de l’intuition et de la raison

 Socrate l’accoucheur pose donc, en préalable, la lumière ou l’intuition, comme si elle était au fondement de la raison et peut-être de la parole. Il invite ainsi l’enseignant, dans un premier temps, non pas à enchaîner des raisonnements compliqués, mais à introduire l’élève dans la vision en l’initiant aux grandes intuitions, qui ont marqué, jusqu’ici, la naissance et le développement de chacune des disciplines enseignées. L’étudiant trouvera là l’énergie qui le fera progresser, dans les mathématiques, la philosophie et même la musique, où l’intuition est faite non pas d’éblouissement visuel  mais d’images sonores. Sur une telle base, l’enseignant peut, à la suite du maître, introduire le disciple au cœur de la parole pour qu’il enfante la raison elle-même au fil d’un dialogue rigoureux et sans concession, qui traque le faux et les impasses, pour permettre le cheminement vers la vérité.

 

    La raison seule peut enchaîner ou le mythe de la caverne

 Seule l’interaction de l’intuition et de la raison est capable de produire de la pensée. Sans l’intuition et la lumière, la raison est stérile. Elle enchaîne l’homme, jambes et bras liés, pour lui interdire le chemin de la liberté. Sans doute la véritable pensée est-elle un chemin privilégié pour sortir l’homme de son aliénation. 
    Pour nous faire comprendre les effets destructeurs de la raison despotique, Socrate invente le mythe de la caverne (La République). Des hommes sont là, attachés, le dos à la lumière, tournés vers la paroi la plus obscure. Ils ne voient de la réalité que les ombres qui s’affichent devant eux sur le mur et finissent par les identifier au réel lui-même. Seuls existent les abstractions (ou les concepts),  les corps eux-mêmes ont disparu. Les uns et les autres sont pourtant heureux de leur sort et ne souhaitent, en aucune manière, se défaire de leurs liens pour affronter la lumière. Si par hasard l’un d’entre eux franchissait l’interdit et voulait les inviter à la liberté, ils se saisiraient de lui pour le faire mourir. Il serait dommage que l’école conduise à la tyrannie de la raison… !

 

   De la transmission d’un savoir à l’accouchement d’un sujet pensant

 La pensée de Socrate ne condamne pas a priori les outils extraordinaires que peuvent être l’écriture, l’imprimerie, l’informatique ou internet. Elle en montre pourtant les dangers, lorsque l’idéologie de l’école s’enferme sur la transmission du savoir. La connaissance court alors le risque accru de devenir une marchandise et les prétendus progrès de la technique, comme le disait le dieu Ammon, à sa manière, pourraient se retourner contre la pensée et le sujet. Il est donc urgent de revenir à Socrate pour faire de l’école un lieu d’accouchement de sujets pensant et de mettre nos nouveaux outils au service de cet objectif.

 

 

   Textes de Platon utilisés sur « Mythes et pensée » http://etienneduval.neuf.fr/

 La maïeutique, Platon, La Pléiade, « Le Théétète » (148e-151d)
Le mythe de la caverne, Platon, La Pléiade, « La République » (Livre VII, 514a-517a)
L’interprétation du mythe de la caverne, Platon, La Pléiade, « La République » (Livre VII, 517a-518e)
L’invention de l’écriture, mythe de Thot, Platon, La Pléiade, Phèdre (274b-276a)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

  Etienne Duval, le 28 septembre 2007

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19 août 2007 7 19 /08 /août /2007 14:50

 

Le dr Le dragon
 http://throneofbaal.free.fr/bg2%20le%20jeu.htm


La problématique du sujet

 (Texte pour la Mission régionale d’information sur l’exclusion)

 
Le dossier sur la territorialisation produit par la Mission Régionale d’Information sur l’Exclusion, en Rhône-Alpes, est excellent. Il donne un bon état des lieux et permet de mieux connaître les nouveaux dispositifs. Mais, en même temps, il fait apparaître un problème important : le risque de tourner en rend face au chômage et à l’exclusion.  La problématique du territoire, qui vise une insertion dans l’espace, est trop étroite. 
C’est pourquoi il m’a semblé important de revenir aux mythes, qui donnent les grandes structures du comportement humain et contiennent les fondements de la raison humaine. En dépit de leur éloignement dans le temps, ils ont une capacité étonnante d’éclairer les problèmes les plus actuels.

Produire du sujet
Pour le mythe comme pour la plupart des textes symboliques, l’existence humaine est un parcours dont la finalité est de constituer des sujets. Or, il se trouve que, depuis une vingtaine d’années au moins, la constitution du sujet est devenue une exigence sociale, du fait de la mondialisation. Le risque est grand, en effet, de voir les individus pris au dépourvu dans un univers démesuré et laminés par des forces qui les dépassent. En réalité, le choix ne nous est pas laissé : la planétarisation de tous nos problèmes devient inéluctable et nous ne pouvons rester passifs même si l’évolution en cause peut ouvrir d’heureuses perspectives. En de telles conditions, la problématique qui s’impose désormais à tous les dispositifs pour leur donner sens semble se situer du côté de la production du sujet.

Dans cette perspective, l’exclusion, qui intéresse tout particulièrement la MRIE, n’est pas simplement exclusion du champ social, elle est surtout exclusion de soi-même. Le sujet en effet se constitue dans la tension entre individu et dimension sociale : si la dimension sociale n’est pas acquise, le devenir du sujet est compromis. Il en va de même si la dimension individuelle n’est pas respectée ou si le paradoxe qui fait tenir ensemble des éléments apparemment contradictoires n’est pas accepté. Il apparaît donc indispensable d’élargir les perspectives en donnant la priorité à la problématique du sujet.  Pour cela, le mythe ne donne pas simplement le sens de l’action à entreprendre ; il marque aussi les différentes étapes de l’itinéraire à parcourir.

Le sujet se constitue dans l’entre-deux 
 
Parce qu’il suppose la tension et le paradoxe, le sujet ne peut se constituer s’il est enfermé dans un territoire ou dans une structure quelconque. Il a besoin de la respiration que donne l’entre-deux avec l’espace intermédiaire, entre un dedans et un dehors, le même et l’autre, l’individu et le groupe, la communauté et la société, le passé et l’avenir et finalement soi et soi. Ainsi les stratégies du territoire ne peuvent être définies, pour le bien du public concerné, que si elles sont confrontées aux stratégies des acteurs sociaux et économiques, sans que la tension entre les deux, au-delà des négociations nécessaires, ne soit compromise.

Le moment  de l’insertion ne peut durer qu’un temps 
 
L’insertion est nécessaire pour permettre l’inscription de l’individu sur un territoire et lui ouvrir les possibilités d’un emploi. On voit bien d’ailleurs que la notion d’emploi a quelque chose de statique et de passif, comme si le seul intérêt d’un travail était de recevoir un salaire. Que fait-on alors de la responsabilité de chacun dans la production des biens et des services ? Au bout d’un certain temps, il est indispensable de passer de l’assistance et du maternage à la responsabilité partagée dans l’action. Après avoir trouvé sa place dans l’espace, l’individu est appelé à grandir pour devenir un acteur dans le monde économique, social et culturel.

L’accompagnateur est un passeur 
 
Le jeune ou le moins jeune en insertion est donc amené à faire un passage. Un accompagnateur est nécessaire, mais, dans une problématique du sujet, il n’est pas simplement là pour donner des informations et ouvrir des pistes dans la recherche d’emploi, il est invité à  devenir un passeur. Autrement dit il doit non seulement faire passer d’un endroit à un autre, d’une situation à une autre, mais il a pour mission de conduire l’individu vers soi-même, en lui donnant les clefs du passage.

Le saut dans le vide et « l’affrontement à la mort » 
 
Le passage en effet est difficile et pourtant il est capital. Il s’agit métaphoriquement d’affronter la mort, en prenant ses responsabilités face au licenciement, au chômage ou à l’exclusion en général. Sous leurs différentes formes, les forces de mort sont appelées à devenir des forces de vie, mais à condition qu’elles soient intégrées. Le plus souvent, la peur est là : il faut faire un saut dans le vide, qui implique une sorte d’acte de foi en la vie. C’est alors que l’accompagnateur a pour mission d’aider à affronter le risque du saut. Je pense que souvent il en est incapable parce qu’il n’a pas fait lui-même son propre passage.

Le resurgissement lorsque le handicap devient un atout

Les responsables des parcours individuels savent que les publics les plus difficiles sont ceux qui restent à mi-chemin, au bord du précipice. Par contre, ceux qui sont « tombés au fond du trou » ont beaucoup plus de chances de s’en sortir. Pour eux et pour tous ceux qui ont fait le saut dans le vide, le handicap peut devenir un atout. La peur disparaît et le sujet, qui a accepté d’affronter le « dragon », reçoit de lui un cadeau inestimable pour poursuivre sa route.  Quelle que soit sa situation, celui qui veut réussir sa vie est mis en demeure de faire son voyage initiatique. Dans ce cas, l’échec lui-même peut devenir plus utile pour l’avenir qu’une réussite trop rapide.

A ce stade, il devient possible d’envisager une formation pour obtenir, si elle manque, la compétence technique souhaitée.

Le temps de l’acteur : la confrontation aux acteurs sociaux et économiques

Lorsqu’il a fait son passage, l’individu est beaucoup mieux armé pour faire sa recherche d’emploi et devenir un véritable acteur économique ou social à sa mesure. Rien n’empêche qu’il soit soutenu par un parrain ou un tuteur, mais à condition que ces derniers sachent s’effacer pour laisser le premier rôle à celui qu’ils accompagnent. C’est maintenant l’entrée dans la confrontation avec les responsables sociaux et économiques. Il n’est pas dans leur nature de faire des cadeaux : ils recherchent l’efficacité. Mais ils sauront se montrer compréhensifs si les nouveaux candidats sont prêts à devenir de réels acteurs dans les services ou dans la production. Ils doivent pourtant apprendre, grâce aux parrains et tuteurs, que les difficultés endurées par les aspirants au travail peuvent être aussi pour l’entreprise un facteur de réussite non négligeable. A condition sans doute que la culture du sujet fasse partie de la culture de l’entreprise, au-delà même de la recherche du profit… Chacun est amené à faire son propre parcours…

La limite de l’acteur et le jeu du sujet 
 
A terme pourtant un écueil se manifeste, l’homme n’est pas seulement un travailleur ou un acteur. La famille est là avec ses exigences, l’environnement social élargi sollicite aussi son attention. Bon gré, mal gré, la vie le contraint à marcher sur ses deux  jambes et à avoir un pied dedans et un pied dehors. C’est là que commence à s’affirmer avec force le paradoxe du sujet.

Dès le début des années 80, la problématique du sujet est apparue avec les nouvelles formes d’aménagement du temps. Sans doute devaient-elles introduire une souplesse supplémentaire à l’intérieur des entreprises. Mais, en même temps, elles tentaient de concilier les contraintes de l’activité extérieure et celles de la famille. Les femmes qui cherchaient à avoir leur place sur le marché du travail ont été un levier important pour l’introduction de la nouvelle problématique dans le monde de l’entreprise et des services publics.

Le rapport à soi

Progressivement, un centre se constitue pour faire face au paradoxe du sujet. Sans lui, l’homme serait écartelé. Son énergie lui vient du rapport à soi, qui affirme la présence de l’être intérieur ou de l’esprit indépendamment de toute foi religieuse. C’est sur ce pivot que va reposer désormais tout l’édifice humain. Pourtant, lui non plus n’échappe pas à une forme de dualité en tension, qui s’exprime par le rapport entre soi et soi. En fait, le sujet est aussi un autre et signe par là le nécessaire rapport à Autrui, comme source de son accomplissement. Ainsi, malgré sa dimension qui l’ouvre à une transcendance, il n’en aura jamais fini avec la dialectique de l’existence.

Dernier rappel 
 
La problématique du sujet ne concerne pas seulement le demandeur d’emploi ou l’exclu. Elle s’adresse aussi à tous les acteurs, qu’ils soient dans les dispositifs d’insertion ou dans les entreprises. Bien plus, c’est toute la société, stimulée par l’action politique et culturelle, qui doit aujourd’hui produire du sujet, au risque éventuel d’être entraînée dans des conflits interminables et dans l’expulsion de l’homme lui-même.

Le 19 août 2007

 Etienne Duval, sociologue

  

 

 

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3 juillet 2007 2 03 /07 /juillet /2007 03:43

 

Roger van der Weyden


Réflexions sur le travail de deuil

Waël est mort, dans la fleur de l’âge, il y a une année. Il avait 23 ans et était le fils de Mohamed (Libanais) et de Chantal, le frère de Marwan, Soël et Yanis.  Nous pensons que ce cas est susceptible d’éclairer une réflexion sur le travail de deuil, qui est aussi relecture de la vie du disparu. Aucune mort ne ressemble à une autre, chaque mort est particulière. Mais ce qui est singulier porte la marque de l’universel et peut nous introduire dans une parole, à multiples facettes et sans cesse reprise par d’autres, parce qu’elle fait circuler le sens sur un sujet qui interroge tout homme quel qu’il soit.

 

  Il était de passage

Waël, en arabe, veut dire le demandeur d’asile, le voyageur. Dès son entrée dans l’existence, cet enfant semblait venir d’ailleurs et aller vers un ailleurs. Il est né dans un taxi. Son itinéraire évoque le superbe conte arabe, intitulé Le secret. Sur les marches d’un grand palais, un mendiant, nommé Ayaz, venait quotidiennement quêter sa nourriture et méditer sur les grands problèmes du monde. Mahmoud, un souverain plein de puissance, finit par le remarquer. Il trouve cet homme hors du commun : ses yeux renvoient au mystère de la vie et ses paroles sont toujours empreintes d’une grande sagesse. Sans prendre conseil, le roi en fait son premier conseiller et son plus grand ami. Toute la Cour est en émoi. De son côté, le grand vizir est sur ses gardes et fait surveiller cet homme étrange. Tous les soirs, dans un sous-sol, le mendiant promu maintenant aux plus grands honneurs s’enferme à clef dans une chambre basse. Il s’agit sans doute d’un espion qui complote avec des étrangers. Pourtant confiant, le souverain finit par prendre peur. Un jour, alors qu’il sort de sa chambre basse et referme la porte à clef, le premier conseiller se trouve nez à nez avec le roi, accompagné du grand vizir : il lui intime d’ouvrir la porte. Non c’est impossible. « L’espion » résiste, se cabre et, dans son énervement, finit par laisser tomber sa clef. Le vizir la ramasse et ouvre lui-même la porte. Mais quelle surprise ! La pièce est vide. Seuls pendent au mur un manteau rapiécé, le bol du mendiant et le bâton pour la marche. Alors, parlant avec autorité, Ayaz s’écrie, en s’adressant au souverain : « Ici est le royaume des pèlerins perpétuels, tu n’avais pas le droit d’y entrer ». Mahmoud alors s’abaisse devant son serviteur et baise le pan de son manteau. Tout est remis en ordre. Chacun retrouve sa véritable place. L’homme authentique n’est pas celui qui est installé dans l’existence, mais celui qui est toujours de passage pour pouvoir donner sa place à l’autre.

 

   Sans même bien le comprendre, c’est ce que faisait Waël. Jeunes et moins jeunes se sentaient bien avec lui, comme s’ils retrouvaient leur assise. Mieux encore, il avait choisi de se spécialiser dans la restauration et l’hôtellerie et là, il prenait plaisir à placer ses hôtes de passage. Et, très peu de temps avant sa mort, il a démoli le mur de sa chambre pour donner plus de place à l’espace familial, se contentant du salon pour passer ses nuits écourtées.

Ses passages brefs étaient des rencontres intenses

Ses passages étaient toujours de courte durée. Il arrivait fréquemment avec des cadeaux. Quelques jours avant sa mort, il a offert un vélo à son petit frère Yanis pour qu’il puisse continuer le voyage, et à toute la famille il a laissé le certificat de son bac pro qu’il venait de réussir. Il fallait qu’il puisse partir sur une réussite. En poussant la porte, il ouvrait l’espace de la gratuité pour que la rencontre se fasse dans le plaisir et la joie et il s’en allait rapidement  frapper à d’autres portes. Aujourd’hui encore les jeunes gardent un souvenir ému de ces rencontres intenses.

 

Juste avant de partir : « J’ai confiance en la vie »

Et puis la mort est arrivée sans crier gare : des maux de tête, le diagnostic d’une tumeur très grave au cerveau. On s’interroge sur l’opération. Un grand chirurgien consulté ne cache pas les risques avec des séquelles très importantes. C’est Waël qui a le dernier mot. Il donne carte blanche à la médecine en disant à son père : « J’ai confiance en la vie ». Inconsciemment, il se sent pourtant condamné : il demande au chirurgien s’il peut fumer. Il a droit à quatre cigarettes, pas plus : assez pour qu’une des facettes de la vie puisse partir en fumée. Sur le billard, l’homme de l’art fait tout son possible mais l’opération échoue. Quelques jours de réanimation, juste le temps, pour la famille, de se préparer au départ.

 

  Tout s’échappe et la découverte de sa propre fragilité

Waël a joué sa partie jusqu’au bout. Il reste aux proches à jouer la leur. Qu’est-ce qu’ils vont faire de la mort ? Ils ne le savent pas encore car, pour le moment, tout s’écroule. Ils n’ont plus d’assise. Avec le vide, c‘est la douleur qui s’installe. Les ambitions humaines apparaissent bien puériles maintenant. Souveraine pour un temps, la mort est un juge sévère. La toute puissance s’efface sous son regard hostile. Sans crier gare, à la moindre évocation de Waël, voici que les larmes surgissent chez ceux  que l’on croyait forts. Il n’est plus de courage qui vaille : les plus braves expérimentent la fragilité humaine. Mais bizarrement, c’est à travers elle que la vie tente de trouver un nouveau sillon.

 

    On peut intérioriser la mort mais on ne peut pas faire le deuil de la vie


Chacun y  va de son couplet sur le nécessaire travail de deuil, les sages, les psychologues, ceux qui croient être bien informés. Mais qu’est-ce que le travail de deuil ? Sans doute faut-il prendre de la distance par rapport à ce qui est arrivé. Peu à peu, bon gré mal gré, certains essaient d’apprivoiser la mort. Jusqu’ici elle restait extérieure, et voilà qu’elle est entrée dans la maison. Maintenant, elle fait partie de l’existence quotidienne : elle vous suit dans votre travail, dans vos voyages, le jour, la nuit. Le problème essentiel c’est sans doute de l’intérioriser suffisamment pour la mettre au service de la vie.

En intégrant la mort, je finis par intérioriser aussi celui qui est parti, comme s’il faisait partie de moi. Mais, au fait, il reste encore un autre, que le temps n’arrive pas à dissoudre tant il a été pétri de vie dès son origine. Tout me parle encore de lui. Plus qu’un souvenir, il est là comme une question et comme un questionneur. Mais est-ce bien raisonnable ? Sous la force de la raison raisonneuse et des raisonneurs, je finis par fermer mon oreille et enterrer la question sans oser, pour le moment, enterrer le questionneur.

 

Tout reconstruire de l’intérieur

Détournant mon regard de l’autre, me voilà mis pied du mur. Ma maison du dedans est détruite : il me faut la reconstruire. Elle n’était donc pas si solide pour n’avoir pas su résister à la tourmente. Ma maison extérieure, la maison des apparences, est toujours là mais elle s’est transformée en tombeau. Comment resurgir de la tombe où la mort d’un autre a fini par me plonger ? Il y a en chacun une voix intérieure ; elle frappe à la porte de mon écoute pour m’ouvrir à une nouvelle vision du monde. On dirait qu’elle vient d’ailleurs, comme une source qui surgit tout à coup de la montagne. C’est avec elle que je vais  travailler pour  élargir mon horizon jusqu’ici trop étroit.  Peu à peu les frontières obscurément humaines, qui enferment le réel, finissent par craquer, comme si l’essence des choses se révélait et me faisait percevoir des liens que j’ignorais. Je découvre l’étoffe du monde où des mains invisibles tissent, en même temps, du concret très particulier et du sens universel. Finalement la mort a réveillé l’esprit, qui est en train de reprendre vigueur.

 

   Sous l’élan de la mort, la vie acquiert un prix inestimable

Remise à sa place, la mort se transforme en élan, qui donne du poids aux choses et un prix inestimable à la vie. Celui qui est atteint d’une maladie grave sait que chaque minute, chaque jour, chaque mois gagné, est un nouveau cadeau que lui offre l’existence. Ainsi le passage par la mort d’un proche finit par élargir le regard : elle fait percevoir que la vie est un don sans cesse renouvelé, qui ne peut avoir de prix tant il donne accès à un nouvel espace de gratuité. Un voile se déchire mais pas complètement. Le mystère nous fait signe mais il reste entier : le don est de plus en plus visible mais où est le donateur ?

 

  L’expérience de la fraternité

Quoi qu’il en soit, l’universalité du don me rend proche de tous les autres hommes. Décidément nous sommes tous frères. Même disparu, Waël  se révèle en chacun d’eux, comme le sourire de la Vie, qui a fait de la mort sa complice indispensable. Sa propre disparition en vient à révéler le mystère de la vie elle-même. Comment ? A chacun d’y répondre car le mystère ne peut avoir ici de réponse toute faite : il interpelle chaque homme comme un sujet irremplaçable si bien que les réponses ont besoin d’être multiples pour pouvoir se compléter les unes les autres et entrouvrir la fenêtre de la vérité.

 

  Il faut écouter ceux qui disent qu’il est vivant

Certains expriment leur réponse. Parlant sous l’impulsion d’une expérience intime, ils disent que Waël est vivant, non pas comme chacun d’entre nous, mais sous une autre forme qu’ils sentent bien réelle. Ils ont besoin de parler de lui. Mais les autres veulent tourner la page et refusent de s’engager dans un tel dialogue, sous prétexte qu’ici le travail de deuil n’est pas encore achevé. Et s’il était déjà dépassé ? Dans sa vie et dans sa mort il semble que Waël a contribué à donner à ceux qu’il a connus leur véritable place. Pourquoi  refuser de lui ouvrir la sienne, si la Vie l’a réellement transformé ? Peut-être pourrait-il aider certains d’entre nous à poursuivre leur route ? Mais alors il convient d’écouter ceux qui disent qu’il est vivant pour ouvrir en chacun la voie de la parole vers un peu plus de vérité.

 

   

Mohamed DIAB

 Etienne DUVAL

 
Le 2 juillet 2007

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25 mai 2007 5 25 /05 /mai /2007 15:18

Jérusalem

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Israéliens et Palestiniens, dans un passage dangereux

 Une médiation nécessaire pour sortir d’un cycle infernal

 
Il est difficile de parler du conflit israélo-palestinien : les nerfs sont à vif et les souffrances trop profondes. C’est donc avec un infini respect qu’il faut aborder un tel sujet. Mais, en même temps, il serait criminel de se taire car il y va de la survie de populations en grand danger et de la paix du monde. Comme l’exprime Pascal Boniface dans un excellent article de Confluences Méditerranée du 15 mai 2007, « Proche-Orient et élection présidentielle 2007 », il est important que le Président de la République nouvellement élu prenne la mesure d’un tel problème pour agir en conséquence.

 

  Israël aux  prises avec la Shoah

 Israël n’en a pas fini avec la Shoah. Qu’on le veuille ou non, elle est au fondement de l’État. Un cataclysme, une souffrance extrême, une traversée de la mort constituent le socle de cette nouvelle expérience, initiée en 1948. C’est pourquoi les Juifs du monde entier ont eu l’intuition que leur identité s’en trouvait radicalement modifiée et que la promesse d’un avenir radieux se profilait à l’horizon, avec l’ancrage sur une terre et le renoncement au statut de victime. Sans doute y a-t-il, en même temps, dans une telle perception, une part d’utopie et une part de vérité. Mais cela suppose que la Shoah soit intégrée. Or le travail de deuil n’arrive pas à se faire et la prise de distance par rapport au supplice passé est rendue difficile par une présence encore importante d’anciens déportés. Les comportements politiques en sont lourdement affectés : toute agression est insupportable et engendre des réactions démesurées pour se défendre, transformant en camps retranchés les territoires palestiniens.

 

   Renforcement des communautarismes et manichéisme

 C’est le passé de souffrances associé à un avenir prometteur mais c’est aussi l’attachement à la terre qui constitue l’identité de la communauté. Pour s’approprier cette nouvelle identité, les Juifs de France mais aussi ceux du monde entier ont tendance à prendre parti pour l’État d’Israël, ne se rendant pas compte qu’ils opèrent ainsi une régression du politique en revenant au communautarisme. De la même façon les Arabes, qu’ils soient de France ou d’ailleurs, compatissent aux souffrances des Palestiniens dépossédés d’une partie de leur terre. Les Israéliens, par les performances qu’ils ont réalisées sur des sols arides, en ont révélé le prix inestimable, et inconsciemment chacun veut avoir en partage l’avenir radieux qui semble petit à petit prendre forme. Communautarisme juif et communautarisme arabe finissent par se faire face, engendrant un manichéisme où celui qui n’est pas avec soi est contre soi. Les soupçons et les accusations de racisme et d’antisémitisme deviennent insupportables. 

La violence circulaire, qui engendre la mort

 Palestiniens et Israéliens, aspirant à la même terre, se comportent comme des frères soucieux de capter l’héritage des parents. C’est une sorte de lutte à mort, qui s’engage entre eux, car chacun cherche à défendre son identité attachée à la terre. Mais de quelle terre s’agit-il ? Les frontières ont en partie disparu à partir de 1967 et depuis la constitution de nombreuses colonies, si bien que chacun veut posséder ce que l’autre réclame. Parce que les frontières restent confuses, la lutte de chacun pour sa propre identité est sans issue et engendre d’incessantes violences porteuses de mort. Le mythe grec de Déméter et Perséphone avait déjà perçu une telle difficulté. Déméter n’a pas supporté d’être séparé de sa fille Perséphone, que le dieu Hadès avait emmené pour en faire sa femme. Le partage de la Terre avec un autre apparaissait comme une atteinte à son identité et plus encore comme une descente aux enfers inacceptable.

Une médiation s’impose pour sortir du cycle infernal de la violence

 Dans le mythe grec, il fallut passer par Hermès, le médiateur par excellence, pour résoudre la crise : il donna satisfaction, en même temps, à Déméter, la mère, à Perséphone, la fille et à Hadès son nouveau mari. Dans la Bible, il y a aussi l’exemple extraordinaire du Jugement de Salomon. Une lutte sans issue entre deux femmes avait pour objet un même enfant que chacune réclamait. Salomon fit mine de le partager à tel point qu'une des femmes préféra s’en séparer plutôt que de le voir voué à la mort. C’était elle la vraie mère que la parole de Salomon finit par désigner. Ces deux exemples montrent à l’évidence qu’une violence circulaire, comme celle qui oppose Israéliens et Palestiniens, ne peut être résolue sans l’intervention d’un tiers impartial.  

 

  La médiation des États-unis ou le risque de transformer un conflit local en choc de civilisations

 Les États-unis sont trop proches d’Israël pour jouer le rôle d’un médiateur impartial. Ils ont tendance à tout analyser à partir du schéma simpliste de la lutte pour la démocratie. Comme Israël a apparemment un gouvernement démocratique, ce sont donc les Palestiniens qui sont coupables : leur action pour se défendre est univoquement recouverte du voile du terrorisme. En l’occurrence, le voile du terrorisme contribue fortement à cacher la vérité et empêche de voir, de manière précise, ce qui est en cause. 
   Ce qui est en cause, ce sont les frontières et les territoires. La France, avec l’appui de l’Europe, parce qu’elle semble plus impartiale que les États-unis, pourrait faciliter le retour aux frontières de 1967, avant la guerre des six jours. 

Ouvrir l’espace de la vie entre communauté et société

 La situation actuelle du Moyen Orient montre, sans équivoque possible, que l’enfermement dans la communauté est mortifère. Or au-delà de la communauté qui rattache aux origines, il y a la société plus universelle qui rattache aux projets. Le sujet ne peut se constituer favorablement et la parole ne peut réellement prendre forme que dans l’espace intermédiaire entre communauté et société. Mais comment permettre aux Palestiniens de marcher sur leurs deux jambes sans un État viable ? Il devient urgent de favoriser la constitution d’un tel État si l’on veut sortir de la violence destructrice. En même temps il est fortement souhaitable que l’État d’Israël lui-même soit reconnu dans des frontières précises par tous les pays du Moyen Orient, ce qui suppose le retour rapide aux frontières de 1967, avant la guerre des six jours.

Le nécessaire renoncement à la toute-puissance

 Israël se trouve dans la position d’Abraham, il y a plusieurs milliers d’années. Abraham était un vrai père, un père autoritaire qui avait le sens de l’honneur. Isaac, son fils adolescent, le trouvait un peu dur d’oreille : en tout cas, le fils n’avait pas droit à la parole. Or priver un enfant de la parole, c’est le condamner à mort. C’est en effet ce qui risqua de se passer. Pour obéir à un rite dont il ignorait le sens, le père emmena le fils et son âne vers une destination encore inconnue dans le but d’offrir un sacrifice à Yahvé. A un moment donné, le pauvre Isaac prit peur. Il dit : « Je vois bien le feu et le bois du sacrifice, mais où est l’agneau ? ». Abraham faillit perdre sa grande assurance. L’émotion le troubla. Il répondit : « Dieu y pourvoira ». Arrivé sur la montagne de l’holocauste, le père dressa l’autel et y installa son fils à la place de l’agneau. Son bras se leva avec le couteau prêt à égorger, mais au moment de l’abaisser, il sentit une force le retenir. Un bélier dont les cornes étaient enchevêtrées dans un buisson était là tout près de lui. Dans un éclair d’intelligence, il reconnut sa toute-puissance qui le mettait en difficulté avec le buisson de Dieu. Aussitôt Abraham délia le fils, plaça le bélier à sa place et sacrifia sa toute puissance pour donner à Isaac le droit à la parole. Aujourd’hui Israël se trouve affronté à un excès de pouvoir. Il y a eu la guerre des six jours et la prise de conscience d’une force sans équivalence dans la région. Le recours à cette force permet de régler les problèmes. Mais, de jour en jour, le pauvre Palestinien risque d’y laisser sa peau. Or des voix, depuis plusieurs années, interpellent le pouvoir trop sûr de lui. Déjà il sent une force retenir son bras : c’est la force de la conscience. Puisque le vieux père Abraham a épargné son fils, Israël aujourd’hui n’a plus le choix : il doit épargner Ismaël en renonçant à sa toute-puissance.

L’identité juive ou le temps du passage

 Si l’histoire, dans sa dimension mythique, conserve une part de vérité, le Juif n’a jamais été autant lui-même que lorsqu’il a fallu effectuer des passages : il est l’homme du passage et, en ce sens, il est profondément humain. Israël a traversé la mer rouge et le désert pour acquérir sa liberté. A ce moment crucial de son histoire, il est aussi acculé à un nouveau passage : passer de la violence à la parole pour donner sa place au Palestinien dans le partage de la terre et des mots (maux). C’est ainsi qu’il est appelé à réinventer l’homme après le drame de la Shoah.

L’écoute de la parole, qui guérit

 Mais auparavant, Israël doit écouter Shéhérazade des Mille et une nuits pour guérir de la blessure qu’il n’arrive pas à refermer. Il y avait un roi, trompé par son épouse, qui était incapable de sortir de sa souffrance. Chaque nuit, il recevait une femme dans son lit, mais il la faisait tuer le matin pour ne pas endurer une nouvelle trahison. Shéhérazade eut l’idée de l’épouser pour affronter le mal qui continuait à le terrasser, malgré lui. Au petit matin, elle lui racontait des histoires qu’elle laissait inachevées pour réveiller son désir d’écouter et de vivre. C’est ainsi qu’il remettait sans cesse au lendemain la mise à mort de sa compagne. Shéhérazade, de jour en jour, lui décrivait des souffrances beaucoup plus dramatiques que celle qu’il avait lui-même endurée. Le roi put ainsi cicatriser la plaie qui lui empoisonnait la vie. Au terme de mille et une nuits, sa femme put lui présenter trois superbes garçons que leur amour avait fait naître.

 Il ne suffit pas de dire sa souffrance pour continuer à vivre. Il faut aussi écouter le récit de la souffrance de l’autre. C’est au croisement des deux souffrances que jaillit la guérison. Shéhérazade, ce sont toutes ces femmes palestiniennes qui doivent, avec leurs familles, endurer les multiples souffrances des territoires transformés en prisons. Comme les femmes israéliennes engagées dans le camp de la paix, elles ont ce pouvoir de panser les blessures en en faisant autant de lieux d’écoute pour entendre la douleur de l’autre.

 Etienne Duval, le 25 mai 2007

 

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24 avril 2007 2 24 /04 /avril /2007 14:22

 

 

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Identité nationale et immigration

 Nicolas Sarkozy a jeté un pavé dans la mare en parlant d’un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Il va sans dire que l’idée d’un ministère de ce type, par les références qui le sous-tendent,  était tout à fait contestable. Dans le pire des cas, elle rappelle les pratiques du gouvernement de Vichy, qui en venait à dénationaliser des Juifs, sous prétexte qu’ils ne correspondaient pas à l’idée que l’on se faisait de la France : c’était une forme de dé création, une injure faite à l’humanité.

 

  Mais l’idée d’associer identité nationale et immigration paraît être une ruse de l’inconscient : quoi que nous fassions, quoi que nous disions, nous appartenons tous à la même humanité et l’inconscient finit par le rappeler. L’identité nationale est en effet très directement liée à l’immigration.

  Contre l’exclusion, accepter le paradoxe

 Paradoxalement, il ne peut exister de nation sans immigré. L’immigré apporte la différence sans laquelle la nation ne peut pas vivre. Peut-être les difficultés que nous avons aujourd’hui tiennent-elles en partie à cette absence. Les trois valeurs républicaines, liberté, égalité, fraternité, structurant la nation française, semblent marcher à cloche-pied ; il manque la différence, ouvrant une place à l’étranger ou à l’immigré. L’identité est faite de similitude et d’altérité : je suis moi-même mais je suis aussi un autre, un être de relation. L’altérité est inscrite au cœur de mon être d’homme. Contrairement à ce qui a été dit, nous avons besoin de l’Afrique, sous ses différentes composantes ; elle nous apporte l’hospitalité. Si d’emblée l’hospitalité réglait nos rapports avec les nations du sud ou de l’est et avec leurs habitants, il serait beaucoup plus facile de trouver des solutions aux problèmes de l’immigration car chacun serait amené à respecter l’autre, à l’aider, à lui offrir l’asile en cas de nécessité, à l’accueillir de manière temporaire, à respecter les règles qu’impose le vivre ensemble. 

     Pour des êtres de parole, il n’y a pas d’identité toute faite

 Créer une identité c’est donner un nom, c’est entrer dans l’espace de la parole et de la création. Le nom est fait de valeurs, mais il est aussi fait d’incomplétude. Il est en même temps un point d’appui et un projet à réaliser, un manque que la dynamique du désir devra combler. Il n’y a donc pas d’identité toute faite. En un sens chacun a la responsabilité de créer son identité et de créer l’identité des réalités dont il a la charge. Et les autres, dans le jeu des relations, sont aussi responsables de leur devenir.     

 Babel nous montre que la volonté d’enfermer l’identité d’un groupe conduit à la destruction de la parole : plus personne n’écoute et ne comprend ce que dit l’autre. Mais en réalité il n’y a pas d’autre. Autrement dit, c’est l’autre qui fait naître la parole. L’étranger et donc l’immigré ont ce privilège insigne de nous apporter la parole pour que nous construisions ensemble notre identité et en particulier notre identité nationale.

 

   Le projet de vivre ensemble avec l’autre

 La nation est donc non seulement le projet de vivre ensemble : elle est le projet de vivre ensemble avec l’autre. L’autre et donc l’immigré a une place essentielle : il doit contribuer à faire de la France une terre d’hospitalité. Il crée du vide pour que le groupe ne s’enferme sur lui-même et ne finisse par s’étioler. Sa mission est de nous ouvrir les bras pour accueillir ceux qui frappent à la porte. Il porte la miséricorde au moment où la crispation sur notre identité nous ferme le cœur. Sans doute avons-nous le droit de nous protéger et de contrôler nos frontières. Mais ce droit ne trouvera sa juste place que là où est l’hospitalité car l’hospitalité a des règles qu’elle seule peut faire respecter. Ce devrait être, en tout cas, notre pari d’humanité.   

 

  La culture ou l’interaction entre différentes cultures

  Comme la nation elle-même, la culture française qui la fait vivre n’est pas une réalité figée dans le passé. De tout temps, elle s’est enrichie de cultures qui venaient d’ailleurs et qui conservent leurs traces dans les cultures locales. Mais notre excès de centralisation contribue aujourd’hui à les asphyxier et conduit à une purification culturelle assez proche de la purification ethnique. L’immigré arrive avec sa culture. Nous voudrions qu’il y renonce pour entrer dans la nôtre. Il nous apporte un cadeau inestimable et nous finissons par le rejeter. Son intégration dans la nation française est pourtant impossible si nous n’acceptons pas de nous confronter avec sa propre culture pour élargir la nôtre et la sienne, dans le même mouvement. C’est à ce prix qu’il pourra trouver sa place et conforter celle de tous.

  
Un morceau d’humanité pour engendrer des sujets

 Dans l’étymologie du mot nation, il y a la naissance et l’engendrement. La nation est un espace, un morceau d’humanité où nous sommes appelés à naître et à renaître. Son ambition est de fabriquer des hommes, mêlant l’universel et le particulier, donnant une coloration régionale à celui qui a pourtant vocation à devenir citoyen du monde. Mais grâce à l’immigré qui est la figure de l’autre, elle est appelée à faire plus encore : elle doit engendrer des sujets caractérisés par leur hospitalité et leur aptitude à faire une place à l’étranger.

Etienne Duval, le 24 avril 2007

 

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