Aunis TY
Retrouver la dimension créatrice de la parole avec la sortie du covid
Nous n’avons jamais bien compris pourquoi les Anciens insistaient tant sur la dimension créatrice de la parole. Il y a manifestement quelque chose qui nous échappe car aujourd’hui la parole est en partie stérile. Sans doute sommes-nous face à un blocage qui empêche cette parole de fonctionner correctement. Nous allons donc nous remettre dans la bonne perspective pour repérer où se trouve le dysfonctionnement.
Ma parole devient créatrice lorsque j’autorise l’autre à être soi-même
La vie humaine est un grand jeu entre moi et l’autre, entre les uns et les autres. La création tout entière est suspendue à ce jeu. Parce qu’au départ, je suis l’objet d’un don qui m’échappe, me voilà soumis à un interdit. Je ne peux pas prendre ce qui ne m’est pas dû. Il me faut passer du prendre au recevoir. Je viens d’ailleurs, d’un ailleurs qui m’est inconnu. D’emblée, je suis invité à être dans l’accueil de moi-même. Mais une telle attitude n’est possible que si l’interdit originel est levé, que si quelqu’un (un autre) m’autorise à le transgresser. Tout homme a ce pouvoir extraordinaire, s’il se situe bien dans l’altérité, d’autoriser l’autre à exister et à être soi-même. Chacun a besoin de l’autorisation d’un autre pour entrer dans l’existence et c’est dans ce jeu d’autorisations réciproques que réside la dimension créatrice de la parole.
Le cas de Jean-Michel
Jean-Michel, qui a 72 ans, a été victime du covid. Il est actuellement en phase de réanimation, mais son réveil est difficile. Sa femme, Emmanuelle, est amenée à l’aider dans son retour à une existence normale. Après l’anesthésie, elle doit maintenant l’autoriser à vivre. Au départ, elle réveille son oreille, s’assurant qu’il comprend ce qu’elle lui dit. En fait il l’entend bien mais sa parole est inaudible. Pourtant il n’hésite plus à prendre le téléphone. En réalité, son pouvoir sur les mots est inopérant, comme si sa voix n’arrivait pas à articuler des sons, chargés de sens. Pour le moment, Emmanuelle en est là, dans un labeur de tous les jours, qui, de temps en temps, la désespère, mais qui, plus souvent, la plonge dans l’enthousiasme de la création. Elle en est sûre, dans les jours qui viennent, Jean-Michel va retrouver l’usage de la parole.
En fait, l’altérité passe d’abord par la séparation
Emmanuella, l’apprend, à ses dépens : elle ne peut aider Jean-Michel à retrouver pleinement la vie que si elle prend de la distance par rapport à lui en sortant d’une trop grande proximité. Spontanément, nous pensons que l’amour s’accomplit dans la fusion, que les besoins doivent être satisfaits par la consommation et que la vie sociale trouve sa plénitude dans la bonne entente, en dehors de tout conflit. Or la fusion produit la confusion et l’aliénation, la consommation étouffe le manque et contrarie le désir, et le rejet de la différence et du conflit ne laisse aucune place à l’étranger. Nous voyons bien que c’est aujourd’hui sur ces problèmes qu’achoppe la société. Nous n’arrivons pas à passer le cap de l’altérité et, parce qu’il n’y a plus vraiment d’autre, nous sommes dans l’incapacité d’entrer dans une parole créatrice, qui doit nous autoriser à être nous-mêmes.
En réalité, la Vie use le plus souvent de subterfuges pour nous remettre sur la bonne voie. Le confinement est précisément le temps de la séparation que nous sommes en train de rechercher. Il finit par faire émerger l’altérité indispensable qui nous manque. Confinement et déconfinement sont aussi nécessaires l’un que l’autre.
Chez Emmanuelle, la maladie de Jean-Michel et son traitement ont déjà séparé le mari et la femme. Jean-Michel est devenu un autre pour Emmanuelle. Le fossé creusé était indispensable pour que puisse s’opérer une renaissance ou une recréation.
Une société privée de parole devient stérile
Emmanuelle découvre qu’en dépit de tous les progrès de Jean-Michel, l’accession à la maîtrise des mots devient capitale. Les mots ont cette vertu magique de séparer et de rapprocher, et, par là-même, d’être créateurs de société et d’humanité.
En même temps, avec le covid, les cafés et restaurants se sont fermés et de nombreux lieux de parole ont cessé de fonctionner. Ainsi, à notre insu, la création a déserté notre humanité. C’est pourquoi la sortie du confinement est un enjeu encore plus important que la victoire sur le covid. En tout cas, pour le moins, l’une ne va pas sans l’autre.
La sortie du covid va susciter une explosion de création
Maintenant, tout est prêt pour que la parole revienne et redéploie sa dimension créatrice. Déjà les places de La Croix-Rousse et les rues de Saint-Jean s’égaient de multiples couleurs. Femmes et hommes sont au rendez-vous autour des tables dressées pour leurs rencontres. Le manque maintenu pendant des mois a fait surgir un intense désir de parole et de création. Une ère nouvelle pour la société est en train de s’ouvrir. Il y a quinze jours déjà, lorsque les terrasses se sont ouvertes, nous nous sommes rencontrés à quatre autour d’une table. Et là, nous avons parlé pendant six heures. Nous avions besoin de l’autorisation des autres pour sortir des interdits qui comprimaient nos existences.…
Etienne Duval