Moïse et le serpent d'airain par Eugène Roger
Le coronavirus, un jeu qui nous échappe
Actuellement, ce sont des forces étranges qui dirigent notre histoire. Pour une part, elles semblent dangereuses parce qu’elles pourraient nous conduire à la mort. D’un autre côté, elles paraissent plutôt bénéfiques car elles nous engagent vers une renaissance. Sans que nous en soyons conscients, nous sommes conduits par une main invisible dans une alternance de mort et de renaissance. Le mouvement vers la mondialisation est en train d’échouer alors qu’il est inéluctable, sous l’effet de la toute-puissance de l’argent. Sans doute l’argent est-il indispensable pour assurer notre survie et le développement de l’économie. Mais il ne peut être qu’un serviteur au bénéfice de l’humanité tout entière. A travers les événements qui nous submergent aujourd’hui, il s’agit de passer de la toute-puissance de l’argent à la force de la Parole, qui seule est créatrice car elle porte le sens de l’histoire humaine. C’est ainsi que, sans le vouloir, nous sommes en train d’opérer un retournement pour que puisse réussir le mouvement de mondialisation.
Le mythe du serpent d’airain pour analyser la crise
Depuis des millénaires, les hommes ont construit des mythes qui sont des modèles pour les guider dans les événements les plus importants de leur existence. Ces mythes sont encore aujourd’hui à notre disposition car ils n’ont rien perdu de leur pertinence. Il suffit de penser aux mythes d’Œdipe et Antigone, de Narcisse, de Babel ou du déluge : mythes de toutes les aires culturelles, en particulier de l’Egypte, de la Grèce, des pays nordiques ou de la Bible. Pour comprendre et trouver le sens de l’étape importante que nous sommes en train de traverser, nous pouvons nous tourner vers le mythe du serpent d’airain. Les Juifs sont dans le désert, conduits par Moïse. Ils n’ont rien à manger et craignent de mourir de faim. Aussi la nourriture est-elle leur préoccupation principale si bien qu’ils négligent tout ce qui concerne la santé. Ils sont attaqués par de petits serpents que l’on découvre encore aujourd’hui. N’étant pas préparés à une menace de ce type, ils risquent de mourir les uns après les autres. Ils reprennent alors confiance en Moïse, qui, après avoir imploré Dieu, va leur livrer la solution à leur problème.
Le serpent d’airain
Les hébreux partirent de Hor-la-Montagne pour la route de la mer de Suph,
Pour contourner le pays d’Edom.
En chemin, le peuple perdit patience.
Il parla contre Dieu et contre Moïse :
« Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte, pour mourir en ce désert ?
Car il n’y a ni pain ni eau :
Nous sommes excédés de cette nourriture de famine. »
Dieu envoie alors contre le peuple des serpents brûlants,
Dont la morsure fit périr beaucoup de monde en Israël. Le peuple vint dire à Moïse :
« Nous avons péché en parlant contre Yahvé et contre toi.
Intercède auprès de Yahvé Pour qu’il éloigne de nous ces serpents. »
Moïse intercéda pour le peuple et Yahvé lui répondit :
« Façonne-toi un Brûlant que tu placeras sur un étendard.
Quiconque aura été mordu et le regardera
Restera en vie. »
Moïse façonna donc un serpent d’airain qu’il plaça sur l’étendard,
Et si un homme était mordu par quelque serpent,
Il regardait le serpent d’airain et restait en vie.
(Bible de Jérusalem, Les Nombres XXI – 4 à 9)
Epreuve de la vie et perte de patience
Les hébreux partirent de Hor-la-Montagne pour la route de la mer de Suph,
Pour contourner le pays d’Edom.
En chemin, le peuple perdit patience.
En pleine mondialisation, tous les peuples de la terre sont en agitation. Les guerres se multiplient au Moyen-Orient et en Afrique. Les dictatures s’ajoutent les unes aux autres : Chine, URSS, Brésil, Egypte, … On assiste à des replis spectaculaires comme aux Etats-Unis et en Amérique du Sud, et les populismes sont en plein développement. De son côté l’Europe peine à se constituer : les peuples de l’Est sont marqués par leur histoire passée et craignent de perdre leur particularité dans un ensemble dont ils redoutent l’uniformisation. Décidément, il y a, dans la mondialisation, déjà en marche, quelque chose qui contrarie le développement d’une parole créatrice et rassembleuse.
Contestation et sortie de la parole
Le peuple parla contre Dieu et contre Moïse :
« Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte, pour mourir en ce désert ?
Car il n’y a ni pain ni eau :
Nous sommes excédés de cette nourriture de famine. »
Les révoltes et la contestation sont partout. La confiance à l’égard des pouvoirs de toute nature se perd. Il devient très difficile de gouverner. Normalement la parole est inscrite dans la dialectique. Or la dialectique est faite de critique et de dialogue. La contestation oublie le dialogue et ne retient que la critique. De son côté, le pouvoir politique n’écoute pas les véritables revendications du peuple. Parfois il s’enferme dans une autorité arbitraire. Le plus souvent, il n’apporte que des réponses économiques aux problèmes qui s’accumulent, qu’il s’agisse de la santé des habitants et de celle de la planète elle-même ou encore d’exigences culturelles. Comme la finance est reine, c’est elle qu’il faut satisfaire et c’est à travers son prisme qu’il convient de tout analyser. Aussi le pouvoir d’achat de ceux qui travaillent ou de ceux qui sont marginalisés n’est-il pas suffisamment pris en considération. C’est ainsi que la faim ou l’insuffisance de biens essentiels, qui faisaient réagir les Hébreux en plein désert, provoquent même en France d’importantes manifestations dans la rue.
Confrontation à la mort
Dieu envoie alors contre le peuple des serpents brûlants,
Dont la morsure fit périr beaucoup de monde en Israël.
En évoquant les serpents brûlants, le mythe veut souligner deux problèmes en même temps : la violence et l’affrontement à la mort. Les Hébreux sont entre eux comme des serpents brûlants : une mutinerie provoquée par une violence mimétique est en train de se développer au sein du peuple. Par ailleurs, il y a réellement des serpents dangereux dans le désert, mais les hommes, trop préoccupés par les problèmes économiques en vue d’apaiser leur propre faim, n’ont pas acquis le savoir faire nécessaire pour assurer leur propre défense face à un ennemi qui n’était pourtant pas redoutable.
Il est désormais facile de faire le parallèle entre le coronavirus et les serpents du désert. Comme les serpents du désert, le coronavirus ne constitue pas un problème important pour autant qu’une véritable politique de la santé permette de le traiter. Or, une telle politique a été freinée par un pouvoir trop préoccupé de faire des économies sur le dos des soignants et des malades. Il a manqué de tout lorsque le prétendu ennemi a attaqué la population. Mais une telle insuffisance a permis aux hommes du monde entier de passer par une mort symbolique à travers le confinement. Beaucoup ont épilogué sur la nécessité de ce confinement pour des raisons de santé. En fait, il a constitué une opportunité pour que beaucoup d'hommes soient confrontés à la mort. A l’insu de tout le monde, cela faisait partie du traitement global dans sa dimension symbolique.
Renoncement à la toute-puissance et retour à la parole
Le peuple vint dire à Moïse :
« Nous avons péché en parlant contre Yahvé et contre toi.
Intercède auprès de Yahvé pour qu’il éloigne de nous ces serpents. »
La mort vient d’opérer son œuvre : elle a mis les Hébreux en face de leurs limites. La toute-puissance n’est plus possible. Il faut se tourner vers l’autre pour obtenir une solution. En ce qui concerne le coronavirus, l’autre ce n’est pas seulement le pouvoir, ce sont ceux qui savent : chercheurs en médecine et en biologie, médecins praticiens, économistes, sociologues, psychologues… Il ne s’agit pourtant pas de se livrer aux spécialistes car ils ont aussi tendance à nous enfermer dans leur propre toute-puissance. Ils doivent être au service de la parole de chacun, avec sa prise de conscience, son écoute, ses risques assumés, son lâcher prise, car sans elle il n’est pas de création possible pour l’humanité tout entière. Notre avenir à tous est lié à la foi en la parole retrouvée. Peut-être est-ce en cela que consiste la véritable démocratie.
L’étendard avec un serpent d’airain ou le paradoxe du coronavirus qui porte, en même temps, notre mort et notre renaissance
Moïse intercéda pour le peuple et Yahvé lui répondit :
« Façonne-toi un Brûlant que tu placeras sur un étendard.
Quiconque aura été mordu et le regardera
Restera en vie. »
Moïse façonna donc un serpent d’airain qu’il plaça sur l’étendard,
Et si un homme était mordu par quelque serpent,
Il regardait le serpent d’airain et restait en vie.
Le serpent d’airain est la représentation du parcours de mort et de renaissance opéré par le peuple juif à l’occasion de l’agression par les serpents brûlants. C’est une manière synthétique de faire comprendre qu’il ne faut pas avoir peur de la mort (symbolique) car elle est condition essentielle pour une renaissance. Il en va de même aujourd’hui pour le coronavirus. Il appartient au pouvoir politique de faire comprendre que le confinement et le déconfinement sont liés. Car si le confinement est symboliquement passage par la mort, le déconfinement est porteur d’une renaissance. Les gouvernants ont en ce moment une responsabilité mondiale : il s’agit d’opérer une action symbolique qui nous fasse passer de la toute-puissance de l’argent à la puissance de la parole. Le vaccin du corps sera inefficace si l’âme elle-même n’a pas été vaccinée.
Mise au point (Le 8 et le 9 mai 2020)
Il me semble que les lecteurs ont de la peine à voir ce qui est en jeu dans l’opposition entre la toute-puissance de l’argent révélée par la crise actuelle et la force de la parole. C’est pourtant le cœur de l’Evangile qui est ici en cause avec cette idée que l’Evangile ne nous tire pas dans un autre monde mais nous révèle le cœur de l’humain lui-même.
La toute-puissance de l’argent centre tout sur l’intérêt du moi, provoquant la possession et l’accumulation de richesses, et vouant ainsi la société à une forme de stérilité.
De son côté, la parole opère le mouvement inverse. Elle établit le rapport avec l’autre, ce qui va provoquer interactions, multiplication, et finalement création. C’est là que l’histoire de l’humanité trouve son sens, et certainement pas dans le repli sur soi.
Avec le déconfinement, l’angoisse grandit à devoir affronter les désastres économiques qu’aura provoqués le coronavirus. Et, pourtant, si la parole au sens fort du terme prend le pas sur la toute-puissance de l’argent, nous pourrions assister à un rebond extraordinaire, suscité par la multiplication non seulement des biens spirituels et culturels, mais également des biens matériels. Le partage qu’opère la parole nous ferait entrer dans une nouvelle société de la création où la vie invente la vie. Il faudrait alors limiter le pouvoir de la Cour des Comptes, qui nous joue des tours, pour donner la première place à une Cour de Re-Création.
Etienne Duval
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