Oedipe et Antigone d'Antoni Brodowski
Comment le mythe d’Œdipe et Antigone peut nous aider à sortir de la crise actuelle
La vie est faite de secrets qu’il nous faut déchiffrer pour continuer notre route. Les mythes sont là pour nous aider dans le déchiffrage des passes difficiles et le mythe d’Œdipe et Antigone, en particulier, est celui qui nous livre la plus grande lumière. Il est le mythe des mythes, et, dans la complexité actuelle, il peut nous aider à sortir des impasses. La psychanalyse n’a retenu qu’une petite partie de son message.
Le secret essentiel du mythe : à l’origine de nos plus grands maux, il y a la peur de la mort
Il se trouve que je viens de perdre un frère. Lundi, il y a une dizaine de jours, nous avons longuement parlé au téléphone et il était encore plein de projets pour le printemps. Dans la nuit de mercredi, il est tombé au pied des escaliers et il s’en est allé discrètement jeudi à une heure du matin. C’est dire que la mort vient de me traverser et que le mythe d’Œdipe et Antigone m’apparaît en ce moment avec une lumière accrue. Car ce mythe popularisé par la psychanalyse nous parle essentiellement de la mort et plus particulièrement de la peur de la mort. C’est cette peur qui perturbe le fonctionnement de nos vies sans que nous en ayons conscience. Averti par l’oracle de Delphes, Laïos sait qu’il aura un fils, mais ce fils finira par tuer son père. Alors, pris de peur, le père confie l’enfant qui vient de naître à un vieux berger de son entourage, avec mission de l’exposer à la mort dans la montagne voisine. Mais le berger qui a la vie entre les mains ne peut se résoudre à l’obéissance mortifère. Il confie Œdipe, l’enfant de Laïos, à un ami, berger, au service du roi de Corinthe. Privé de descendance, le roi reçoit l’enfant comme un cadeau et décide de l’adopter.
La peur de la mort conduit à la peur de l’autre
La vie finit par contourner la mort, mais elle ne peut l’esquiver car, en définitive, la mort non seulement fait partie de la vie mais elle est, avant tout, force de vie. Malheur à ceux qui veulent couper la branche des fruits empoisonnés que porte l’arbre de vie : c’est la vie elle-même qu’ils condamnent à mort. La vie, en effet, est emportée par l’élan de l’évolution qui procède par mutations comme si elle décrochait d’elle-même pour avancer. Or ce décrochage, c’est précisément ce que nous appelons la mort : il ne fait que pousser la vie en avant. Sans lui l’évolution est impossible. Ainsi la mort devient le secret de la vie. Sans elle, je ne peux avancer vers l’autre, qui, tel un passeur nécessaire, m’ouvre le chemin. Si j’ai peur de la mort, j’ai peur de l’autre et cet autre devient la figure du meurtrier. Le fils est l’autre du père, et, si la peur de la mort prend le dessus, l’imaginaire le présentera comme l’assassin désigné pour tuer celui qui l’a engendré. Et, c’est là que s’enracine la toute-puissance qui veut échapper à la main du meurtrier. Loin d’être un héros, le tout-puissant est une victime de la peur de la mort.
Œdipe, c’est la représentation de l’homme tout-puissant
L’homme est d’abord un animal et il a droit à un examen de passage pour franchir le saut qui le sépare de l’humanité. Dans le mythe, c’est le sphinx, qui est chargé de lui faire passer l’examen, en posant la question : « Qu’est-ce-que l’homme ? ». Le sphinx a une tête de femme et un corps de lion ; il est l’image de la mère archaïque, chargée d’engendrer l’homme tout en n’étant pas complètement dégagée de l’animalité. Œdipe répond à sa question : l’homme commence à marcher à quatre pattes comme l’animal, il devient véritablement humain en se dressant sur ses deux pieds, et puis il se dirige vers la mort en s’appuyant sur un bâton. En réalité l’examen ne fait que constater un passage déjà fait précédemment en passant de la paternité subie avec Laïos, à l’adoption avec le roi de Corinthe. Pour donner naissance à un fils, l’homme ne doit pas simplement l’engendrer physiquement, il doit ensuite l’adopter. Œdipe est véritablement un homme parce qu’il a été adopté. Il n’échappe pourtant pas à la peur de la mort qui nourrit sa toute-puissance, car il ne sait pas encore faire sa place à l’autre. Un vieil homme a voulu obstruer sa route, alors il l’a tué comme s’il était un animal. Sans le vouloir, parce qu’il n’avait pas encore fait le passage par l’altérité, il a tué son père et il a tué un homme qui était roi. De même que le fils est l’autre du père, le père est l’autre du fils. C’est d’abord dans l’alliance avec le père que le fils (ou la fille) accède à l’altérité et c’est lorsque l’homme devient autre qu’il se transforme en roi (ou en reine).
Pour sortir de la toute-puissance, Oedipe passe du voir à l'écoute en se crevant les yeux
Oedipe est aveugle car, en fait, il est victime d’un jeu qu’il ne maîtrise pas. Beaucoup s’interrogent sur le mal, au sens fort du terme. En fait, le mythe nous montre que le mal se révèle dans cette partie de nous-mêmes que nous ne maîtrisons pas. Au lieu de faire de nous des êtres responsables, il en fait des victimes. Œdipe a tué son père et épousé sa mère sans le savoir. Tirésias lui indique la voie pour sortir de ce destin fatal. Il faut être aveugle, comme lui, pour voir vraiment. Le voir est du côté de la raison et l’écoute est du côté du cœur. A un moment donné, lorsque le destin nous détourne de notre chemin, il convient de réunir le cœur et la raison et de donner la priorité au cœur et à l’écoute. Pour faire bonne mesure Œdipe se crève les yeux, cherchant ainsi à ouvrir le chemin de l’amour en écoutant battre le cœur de l’autre.
Le grand retournement : Œdipe accepte de passer par la mort pour ouvrir un nouvel espace à la vie
Maintenant qu’il est aveugle, Œdipe voit enfin que la peur de la mort est à l’origine de tous les maux qui l’ont poursuivi. Il lui appartient désormais de montrer la voie aux humains, qui, comme lui, se sont égarés. Alors, il s’en va vers la mort pour retrouver la paix et ouvrir un nouvel espace à la vie. Le sens de ce nouvel horizon sera révélé par Antigone.
Une femme, Antigone, prend le relais d’Œdipe : elle fait triompher l’amour
La peste avait envahi le royaume de Thèbes. Mais elle vient de disparaître au moment où Œdipe est reconnu coupable. Le héros prend alors son bâton pour rejoindre le bosquet des Erinyes, déesses chargées de punir les parricides. Antigone, sa fille, l’accompagne et toute la Grèce est secouée d’émotion à la vue de ce vénérable vieillard, en chemin vers la mort, accompagné par une ravissante jeune fille. De son côté, Thésée, le roi d’Athènes, voudrait l’arrêter et lui offrir un gîte convenable. Mais le marcheur sollicite simplement un vêtement neuf pour effectuer son grand passage. Au moment venu, il retrouve la vue et descend la marche qui conduit au monde inférieur.
Pendant ce temps, les fils d’Œdipe, Etéocle et Polynice se disputent le pouvoir et finissent par perdre la vie dans un ultime combat fratricide. Seul Etéocle a droit à des funérailles nationales et le corps de Polynice est exposé à la rapacité des bêtes sauvages. Personne n’a le droit de l’enterrer sous peine de mort. Pour Antigone, chez qui le cœur a pris le pas sur la raison, le devoir de l’amour fraternel l’autorise à enfreindre les ordres du roi. Dans la nuit, elle fait une sépulture à son frère. Condamnée à être enterrée vivante, elle préfère se pendre à son voile plutôt que de laisser au roi la responsabilité de sa mort.
C’est ainsi qu’Antigone fit triompher l’amour sur la toute-puissance.
Pour sortir de la crise, Macron est amené à suivre l’exemple d’Œdipe : il doit accepter la remise en cause de son programme
Macron se trouve à un moment important de notre vie politique. Il lui appartient, pour sortir de la crise, d’opérer une mutation qui le remet presque fondamentalement en cause. Chaque mutation, comme nous l’avons déjà souligné, est une forme de mort qui doit provoquer un sursaut en avant pour repartir sur de nouvelles bases. Par un réflexe de sagesse, le président a accepté de se mettre à l’écoute du peuple en lui donnant la parole à travers un grand débat et l’organisation locale de cahiers de doléances. Il n’a pourtant pas été jusqu’au bout de la démarche. En se crevant les yeux, Œdipe voulait faire passer l’écoute avant le voir, le cœur avant la raison. Macron se cramponne encore démesurément à la raison pour rester fidèle à ceux qui l’ont élu. Il cherche à éviter le chemin par la mort. Or c’est une partie de son programme qu’il doit accepter de remettre en cause s’il veut amener l’Etat et les citoyens à faire le passage.
Il lui appartient enfin de féminiser le pouvoir pour que chacun trouve sa place
C’est une femme, Antigone, qui prend le relais d’Œdipe. Si les femmes donnent naissance, il leur appartient aussi d’accompagner jusqu’à la mort. Sans doute ne faut-il pas prendre à la lettre ce genre de considération. Il n’en reste pas moins qu’elles sont un peu la mémoire du monde et qu’alors leur rôle est essentiel lorsqu’il faut aller vers une renaissance : regrouper tous les bagages pour opérer le grand déménagement vers la terre promise. En tout cas, il faut que tout le monde soit là, et principalement les femmes qui ont souvent été oubliées. Leur absence, à un moment aussi décisif, serait catastrophique car ce sont bien elles qui ont le secret de la vie et de l’amour.
Etienne Duval