
Marianne
Les gilets jaunes ou la révolte des sujets
Le mot sujet a deux sens. En un premier sens, il évoque la notion de soumission comme lorsqu’on parle des sujets du roi. A l’opposé, en tout cas dans le sens où la philosophie éclairée par la psychanalyse l’utilise, le sujet renvoie à la responsabilité, à la liberté, au rapport de soi à soi. Trois composantes permettent alors de le définir : l’individualité circonscrite par le corps, la dimension sociale et une forme de transcendance. Dans toute l’évolution politique, le mouvement de la vie et du combat à long terme cherche à faire passer du sujet soumis et opprimé au sujet responsable. C’était le cas dans l’antiquité lorsque les Hébreux quittèrent l’Egypte, cherchant une terre promise en traversant le désert. Ce fut aussi le cas lors de la révolution française et des guerres de libération à la suite de la colonisation. Aujourd’hui, la prise de conscience d’un sujet libre semble encore plus affirmée que par le passé au point que l’on pourrait assister à une véritable mutation.
L’étouffement et le blocage
A l’origine de la révolte actuelle, il y a le sentiment d’un blocage et d’un étouffement. Le pouvoir d’achat qui doit permettre de mener une vie normale est, pour beaucoup, insuffisant. Bien plus la dynamique du pouvoir politique se fait au détriment du peuple. Il n’a pas son mot à dire et se trouve impuissant à influer sur le cours des événement censés rythmer sa propre vie. Depuis quelque temps, le mouvement qui doit faire passer de la soumission à la liberté et à la responsabilité semble s’être inversé, alors même que des réformes importantes sont entreprises. Le jeu entre le pouvoir et le peuple tend à s’effriter et seuls les puissants arrivent à tirer leur épingle du jeu.
De la violence physique à la violence symbolique
Lorsque le blocage est trop important, l’homme essaie de se dégager en tentant d’inverser les rapports de force au point que des formes de violence physique menacent de s’installer. En même temps, presque tout, dans le mouvement des gilets jaunes, paraît montrer que l’on cherche à passer de la violence physique à la violence symbolique, qui fait appel à l’intelligence de chacun. Et pourtant les samedis qui se succèdent font craindre le pire : les commerces se barricadent et la police cherche à exercer une contrainte pour limiter les débordements en évitant que des morts viennent donner raison à la violence excessive des manifestants.
Les casseurs contrarient le mouvement
Les casseurs croient être réalistes face à des rêveurs qu’ils jugent en dehors de la réalité. La même tension s’exerce aussi du côté de la police si bien que la violence des uns semble justifier la violence des autres. En fait, un tel jeu est dangereux car il déshumanise le combat et peut conduire au désastre. Il y a contradiction entre le mouvement d’humanisation qui cherche à faire passer de la soumission à la liberté et le non-respect de l’autre que certains voudraient détruire. C’est pourquoi une responsabilité s’impose aux gilets jeunes comme à la police pour que le respect de l’autre finisse par prévaloir.
L’oubli du local et du sujet concret
La vie est toujours faite de tensions, entre le haut et le bas, entre le pouvoir et le citoyen, entre le central et le local. En France, nous nous heurtons, depuis longtemps, à un jacobinisme qui ne respecte pas de telles tensions. Les régions s’essoufflent par manque de crédits, les maires s’épuisent à se faire reconnaître et les citoyens de base ont parfois l’impression de ne pas exister. La vie est comme une étoffe qu’il faut savoir tisser en croisant la chaîne et la trame, le vertical et l’horizontal, le central et le local. Il nous faut retrouver le sens de la dialectique qui préconise le dialogue et l’interaction.
La revendication du droit à la parole et les ronds-points
La recherche du symbolique liée à la recherche d’humanisation du combat est présent dans l’utilisation des ronds-points. Sans doute veut-on faire prendre conscience du blocage de la société en bloquant le passage des voitures. Mais, en fait, c’est moins la circulation des véhicules qui intéresse les gilets jaunes que la circulation de la parole elle-même. Le rond-point permet de créer de nouvelles relations et de faire avancer les projets parce qu’il est le lieu de réinvention de la parole. Chacun prend ici conscience que la parole est le sang de la société dans la mesure où elle porte la vie. C’est pourquoi elle n’est pas seulement un droit, elle est d’abord une exigence pour que la société dans son ensemble puisse fonctionner. Elle doit être constamment entretenue comme le feu du foyer recréé sur chacun des ronds-points.
La revendication du droit à l’écriture et les cahiers de doléances
De nombreuses mairies viennent de permettre aux gilets jaunes et à tous les citoyens de rédiger leurs doléances. Nous ne sommes plus dans la parole. Le passage à l’écriture permet une inscription dans l’histoire. Mais plus encore, elle est ouverture sur l’inconscient. En écrivant, j’établis un lien avec tout ce qui est enfoui dans mon être profond, les événements oubliés qui m’ont marqué, les traumatismes qui ont perturbé mon évolution. L’écriture est une thérapie qui guérit en révélant les manques susceptibles de freiner mon désir de vie. Bien plus, en inscrivant mes doléances, elle me donne l’énergie pour y faire face avec tous les autres
La nécessité d’un débat entre le pouvoir et les sujets
Il n’est plus possible de laisser le pouvoir se refermer sur lui-même pendant la durée d’un quinquennat. Comme il tient sa justification des sujets qui l’ont élu, il doit sans cesse revenir à la source. C’est ce qu’a compris à juste titre le président. En tout cas, il n’est pas possible de sortir de la crise sans passer par un débat. Et ce débat est à inventer de telle façon que les rôles soient justement répartis. L’avenir dira si les solutions ont bien été trouvées. Mais, sans doute faudra-t-il passer par des échecs pour dégager la voie la plus efficace, jusqu’à ce que le débat soit inscrit de manière permanente dans l’exercice du pouvoir.
Un jeu nécessaire entre la démocratie représentative et la démocratie directe
Il est bien évident que la démocratie représentative a fini par montrer ses limites. Elle donne trop d’importance au pouvoir en place faisant oublier qu’il est au service des citoyens eux-mêmes. Mais comment pourrait-il alors fonctionner sainement sans un aller et retour constant entre la base et le sommet ? C’est d’en bas que surgit le pouvoir et c’est vers le sujet à constituer progressivement qu’il doit revenir constamment. Le débat est un bon moyen de faire fonctionner la parole. Mais, en même temps, le référendum pourrait être un outil supplémentaire pour donner naissance en France à une démocratie plus adaptée à notre époque. Il faut parfois regarder vers les plus petits que soi car ils sont plus proches du terrain, et la Suisse, avec son expérience multiséculaire, pourrait nous montrer la voie.
La progressive reconstruction du sujet
Nous sommes partis du jeu qui fait passer du sujet soumis au sujet responsable. La crise actuelle montre qu’il nous faut faire un nouveau pas décisif pour aller vers plus de liberté. C’est pourquoi il devient urgent d’inverser les priorités car c’est le sujet à constituer, porteur de la dimension sociale et de la transcendance, qui est premier. Le pouvoir est à son service et le responsable politique peut devenir grand lorsqu’il accepte de n’être qu’un serviteur.
Etienne Duval