Arbre de vie, tenture murale indienne installée dans mon appartement
Le difficile passage d’une logique de la raison
à une logique de l’amour
L’homme est pris dans l’élan de la vie qui se transforme en désir. Et le désir lui-même se porte dans deux directions : celle du désir de connaître et celle du désir de l’autre. Le premier donne naissance à la raison et le second conduit à l’amour. De son côté Saint Augustin insistait sur la passion qui constitue l’étoffe du désir avec une audace incomparable : « Celui qui s’est perdu dans ses passions s’est moins perdu que celui qui a perdu sa passion ». Et, au cours de l’histoire de l’humanité, nous voyons se manifester les deux orientations de la vie, qui mettent en scène la raison et l’amour. Elles ne sont pourtant pas sur le même plan ; il faut un saut pour aller de la raison à l’amour, qui donne son sens ultime à la vie humaine. Dans le passage de l’une à l’autre, nous assistons à un retournement de l’élan qui porte la vie.
« Les nuits d’ivresse printanière » ou la lutte entre la raison et l’amour
« Les nuits d’ivresse printanière » sont un film chinois de Lou Ye, présenté au public en 2010. En 2009, le festival de Cannes a voulu saluer sa performance en lui accordant le prix du scénario. Il s’agissait bien, en effet, d’une performance puisqu’il a été tourné dans la clandestinité. Tout se passe en cachette pour éviter l’œil inquisiteur du pouvoir qui cherche à tout maîtriser. Méfiante à l’égard du comportement de son mari Wang Ping qu’elle soupçonne d’infidélité, Li Jing engage un espion. Elle découvre alors que Wang Ping a une liaison homosexuelle avec Jiang Cheng. Au lieu de se prêter main forte, la raison et l’amour s’engagent dans une lutte forcenée. Wang Ping finit par se suicider. Et, pour faire sauter les normes qui emprisonnent l’amour, Li Jing, son espion dont elle est la petite amie et Jiang Cheng se lancent dans une folle équipée où se mêlent jalousie et obsession amoureuse. Parce que la raison et l’amour n’ont pas réussi à s’entendre, l’échec est à la clef et le printemps se confond avec l’automne, au point que les fruits attendus se sont évanouis dans une inévitable stérilité. Par derrière toutes les intrigues avortées, le film cherche à montrer qu’en étant prisonnier de la raison dominatrice, le pouvoir, qui ne laisse pas d’ouverture à l’amour, condamne la société à la stérilité.
Le mythe de la chute met en garde contre la toute-puissance de la raison
Sans doute, la Chine, telle que nous la présente Lou Ye, est-elle en train de s’égarer, comme l’ont fait Adam et Eve. Elle cède à la tentation du serpent, qui invite à manger de l’arbre de la connaissance, situé au milieu du jardin. « Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal » (Genèse, 3, 5). Il y a alors confusion entre l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance. L’arbre de vie en effet porte en même temps la connaissance et le rapport à l’autre qui s’accomplit dans l’amour. De son côté, l’arbre de la connaissance fait abstraction de l’ouverture à l’autre et invite à la toute-puissance de la raison pour maîtriser et transformer le monde. La conséquence peut alors être dramatique car si l’autre n’a pas de place véritable, le sujet peut difficilement s’imposer et l’amour n’a plus d’espace pour se déployer librement. Qu’il le veuille ou non, l’homme est alors sous la menace de l’aliénation, voué à une toute-puissance qui ne le reconnaît pas et sans cesse privé de la nourriture de l’amour qui lui permet d’exister.
Si la raison ne peut écarter l’amour dans sa liberté, l’amour lui-même a besoin de la raison pour s’accomplir
Bien qu’ils se situent à des niveaux différents, raison et amour ont partie liée. La raison qui ouvre à l’universel a besoin de l’amour pour retrouver la proximité et le sens du concret. Elle devient d’autant plus efficace qu’elle se conjugue avec la bienveillance. En France actuellement, on voit bien comment une politique faite de rationalité butte sur les problèmes de pouvoir d’achat et de pauvreté. De la même façon, l’amour exige un minimum de rationalité pour ne pas s’égarer comme le montre l’exemple du film chinois. Ce qui est en cause, c’est la création elle-même : seule la conjugaison de la raison et de l’amour peut permettre à l’homme de prendre en charge, à sa mesure, le développement de la planète et de son environnement, dans le grand mouvement de la création de l’univers.
Il y a un saut entre la logique de la raison et celle de l’amour
Ce qui fait difficulté dans l’articulation entre la logique de la raison et celle de l’amour, c’est qu’elles se situent sur des plans différents. Au lieu de se faire dans la continuité, le passage de l’une à l’autre exige un saut qui souligne le changement de niveau. Et même plus que d’un saut, il s’agit de retournement de la trajectoire humaine. Alors que la raison recherche la maîtrise dans son élan vers l’universel, l’amour est dans l’accueil du don de la vie pour le transmettre à l’autre. C’est à une véritable conversion que l’homme lui-même est appelé. Et si le sens de son existence puise une partie de son parcours dans la rationalité, il ne peut s’accomplir définitivement que dans l’amour. D’une certaine façon, le glissement d’une logique à l’autre a été symbolisé, dans l’histoire, par l’avènement du christianisme qui instaure un dépassement de la loi. Mais alors, au plan religieux, cela ne peut signifier que le christianisme lui-même rende caduque le judaïsme, qui conserve sa place, même s’il y a appel à un changement de perspective.
Pour accomplir la trajectoire de la vie, l’amour doit affronter la mort
Du point de vue de la raison, la mort est une fin inéluctable. Il faut garder les pieds sur terre, personne ne peut y échapper. Par contre l’amour, par une sorte de transcendance interne, porte une part d’éternité. Pour lui, la mort n’est plus une fin : elle est le lieu d’un rebondissement de la vie. A chacun pourtant de choisir l’option qui va engager le sens de son existence.
Le conte indien de « L’Arbre » traduit cette intuition qui fait de la mort une force de vie. Dans une contrée du pays, il existe un arbre extraordinaire, plus vieux que le monde. Chaque année, il produit des fruits extraordinaires, quels que soient les aléas du climat. Mais, jusqu’ici, personne n’a osé les approcher de sa bouche. Une sagesse héritée des temps anciens prétend que cet arbre pourrait engendrer la mort. Il porte en effet deux branches principales et l’une des branches donnerait naissance à des fruits empoisonnés. Or, lors d’une grande famine, les habitants de la contrée se voient condamnés à une mort certaine. Ils se sont réunis sous l’arbre de la sagesse. Tous reconnaissent qu’ils pourraient conserver la vie, s’ils savaient quelle est la branche des fruits empoisonnés. Alors, un homme qui n’a plus qu’une journée à vivre, se dresse sur ses deux jambes chancelantes et attrape un fruit sur la branche de droite. Son visage s’épanouit si bien que tous se précipitent pour l’imiter et finissent par sortir de la famine. Aussi, le soir même, le conseil du village se réunit et décide de couper la branche de la mort. Le lendemain matin, les habitants se lèvent plus tôt que d’habitude pour aller chercher leur nourriture miraculeuse. Mais, en arrivant, ils découvrent que l’arbre est mort pendant la nuit. Il lui était impossible de survivre sans la branche des fruits empoisonnés.
Décidément, la logique de l’amour est paradoxale. Et si c’était la voie qui nous aide à retrouver le véritable sens de la vie ! A condition de ne pas perdre la raison…
Etienne Duval