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L'arbre dans la tradition chinoise
La vie et la mort
Jacques, un grand ami, vient de mourir et je voudrais en profiter pour évoquer les rapports entre la vie et la mort. Pendant de nombreuses années, j’ai animé un café philosophique et Jacques était l’un des plus fidèles participants.
Au café philosophique, Jacques prend toujours le contrepied de ce qui est énoncé
Au café philosophique, Jacques a sa méthode pour provoquer la discussion : il prend systématiquement le contrepied de l’interprétation proposée. Pendant un certain temps, les membres du groupe sont contrariés mais très rapidement je comprends qu’il s’agit d’un jeu et j’entre dans la compétition. Jacques est très marqué par la culture chinoise au point d’être devenu un peu taoïste. Dans notre culture, nous pensons que les choses sont ce qu’elles sont : le taoïste pense qu’elles sont ce qu’elles sont mais qu’elles sont aussi autre chose que ce qu’elles sont, il considère une sorte d’unité dans la dualité, comme dans le yin et le yang. Et puisque le café philosophique a pour but d’apprendre à penser et à penser par soi-même, je m’aperçois sans peine que la philosophie de Jacques permet à la pensée de marcher sur ses deux jambes. Aussi notre connivence se développera de séance en séance jusqu’à devenir une grande amitié.
Dans l’évocation des souvenirs, au crématorium, je cherche à provoquer un mini café philosophique
Je viens donc au crématorium, avec la famille et de nombreux amis de Jacques. Je demande à ce qu’on rajoute mon nom à la liste des intervenants. Mon idée est de rendre hommage à celui qui vient de disparaître en simulant un petit café philosophique. Mais, à cette évocation, la personne qui dirige la cérémonie prend peur. Il faut que je m’arrête séance tenante car nous avons plus d’une demi-heure de retard. Désespéré, je demande trois minutes, puis deux minutes et voyant que je n’ai pas gagné la partie, je transgresse l’ordre qui m’est intimé.
Un arbre plus vieux que le monde
En Inde, il y avait autrefois un arbre plus vieux que le monde. Chaque année, quel que soit le temps, l’arbre imperturbable se chargeait de fruits magnifiques. Mais il avait deux branches et selon une rumeur venue du fond des âges, l’une des deux branches portait des fruits empoisonnés. Aussi personne n’avait jamais goûté à l’arbre défendu. Or arrive une grande famine et la plupart des habitants vont mourir de faim. Un jour, ils sont une centaine sous l’arbre : ils se disent qu’ils pourraient échapper à une issue fatale s’ils savaient quelle est la branche des fruits empoisonnés. A ce moment précis, un vieillard qui doit mourir demain, se lève en chancelant. La mort ne lui fait plus peur. Il lève son bras encore valide et cueille un fruit sur la branche de droite. Mordant à pleine dent dans son précieux butin, il retrouve les joies de l’existence. Tous ses compagnons se précipitent sur la branche de droite et leurs visages s’illuminent d’un grand sourire de satisfaction.
Mais le soir les membres du conseil du village cherchent à retrouver le sens de la réalité et pour eux le mot « réalité » rime avec celui de « sécurité ». Unanimement, ils décident de couper la branche de gauche. Aussitôt, ils confient au meilleur bûcheron de la contrée l’opération décisive et salvatrice. Le sauveur désigné s’exécute. Chacun dort alors d’un profond sommeil.
Le lendemain matin, les uns et les autres se précipitent vers l’arbre de vie. Mais l’arbre est mort. Il n’y a plus un fruit sur la branche de droite.
La vie et la mort sont liées : la mort est aussi une force de vie
Manifestement, les habitants du village n’étaient pas taoïstes : ils pensaient la vie et la mort séparément comme deux forces qui s’opposent alors qu’en réalité elles se fécondent l’une l’autre et s’allient dans une même unité. Dès la naissance, la mort est là pour faire gagner la vie : son rôle consiste à éliminer les déchets qui pourraient contrarier l’élan qui nous pousse vers l’avant. Il est probable que la mort conçue de cette manière est une force de guérison comme tous ces poisons qui constituent les trésors de la recherche pharmaceutique. Mais comme nous pensons mal nous nous privons des fruits de la force de mort. Et il est possible que certaines maladies comme le cancer soient, en partie, le symptôme des égarements de notre manière de penser.
Au terme de notre existence, ce que nous appelons la mort pousse le corps trop usé à lâcher prise car il n’est plus apte à servir de réceptacle à la plénitude de la vie qui nous sollicite. L’être se recompose pour nous ouvrir à une nouvelle existence. En tout cas, c’est ce que je pense, à partir de ma réflexion et de mon expérience, pour une part influencées par le taoïsme. Mais le véritable taoïste sait que nous n’avons pas épuisé ainsi les ressources d’une pensée qui doit marcher sur ses deux jambes. A chacun d’inventer son petit café philosophique intérieur pour trouver sa voie.
Etienne Duval