Israël: ces migrants africains dont personne ne veut
Par Nissim Behar, Correspondant à Tel-Aviv — 27 août 2015 à 11:46
L’aventure de Joseph, l’Africain
Nous sommes le samedi 30 juillet 2017. Il est 8 heures du soir. Je reviens d’une réunion de famille au col des Aravis. Chaque année, un frère nous invite, le dernier samedi de juillet, dans un chalet restaurant pour manger la tartiflette. A midi, nous étions donc une trentaine, répartie sur trois générations. En ce moment, je suis en gare de Bellegarde pour rentrer sur Lyon. Je monte dans le train qui vient de Genève. Les compartiments sont presque vides. Dans celui que je choisis, il y a un Africain, qui passe coups de téléphone sur coups de téléphone.
Je m’appelle Joseph, j’ai 43 ans
Mon homme est bloqué dans un coin du compartiment. Il a l’air plutôt sympathique. Comme je le sens affairé par son téléphone je le laisse correspondre aux quatre coins du monde. De temps en temps, j’entends des langues étrangères que je ne comprends pas. Elles sont pourtant parsemées de nombreux mots français. En fait, cet homme m’intrigue. Je lui adresse subitement la parole : « De quel pays venez-vous ? - Je viens du Congo Kinshasa. Je m’appelle Joseph et j’ai 43 ans. Malgré mon âge encore jeune, j’ai déjà vécu plusieurs vies.
J’ai commencé par la clandestinité et la résistance
Dans ma jeunesse, je n’ai connu que le maréchal Mobutu. Il avait fait son temps et il fallait passer à autre chose. Au début il a eu d’heureuses initiatives et c’était un homme de défi, qui a su déjouer les plans de ses adversaires. Si nous sommes aussi avancés au plan de la culture et de la formation, c’est sans doute grâce à lui. Mais, dans les années 90, il était essoufflé et mettait le pays sous la tutelle des Etats-Unis. J’ai donc pris le maquis pour me mettre au service de Laurent-Désiré Kabila. Après de multiples péripéties et des négociations initiées par Nelson Mandela, il a fini par avouer son impuissance et a quitté le pouvoir au profit de son nouvel adversaire.
L’engagement dans la légion étrangère et l’apprentissage de la fraternité
Après quelques années d’errance et d’indécision, j’ai fini par m’engager dans la légion étrangère pour une durée de 5 ans. Je suis passé par Mayotte et me suis retrouvé au Mali. Ici, la guerre était plus difficile qu’on ne le dit dans les journaux. Un jour nous sommes partis à 15 et sommes revenus à 7. Déjà habitué aux combats, je ne faisais pas de cadeau à l’ennemi au point de subir la critique de mes compagnons. En fait je ne garde que de bons souvenirs de mon passage dans la légion. C’est ici que j’ai appris la fraternité. Nos officiers étaient de qualité. Nous admirions le Chef d’Etat-Major de Villiers. C’était un grand. Il a fallu qu’il soit destitué par un petit ! Il y a des choses qui ne se font pas. Hollande, lui aussi, était un grand.
Spécialisé dans le désamiantage
La guerre ne peut durer qu’un temps. Au bout de 5 ans, j’ai donc quitté la légion. Il fallait que je trouve du travail dans la vie civile. Arrivé en France, je n’ai pas voulu afficher mon passé militaire. Pour les entreprises, ce n’était pas la bonne carte. Alors, j’ai pris un travail dont les Français ne veulent pas. Il est très bien payé. Je veux parler du désamiantage. Ici, il n’y a pas de chômage : il faudra cent ans pour effectuer le travail nécessaire. Je suis tranquille pour l’avenir. Regardez le sol de ce wagon qui a une trentaine d’années. Dessous, il y a plein d’amiante… Quelques jours de formation ont suffi pour me donner les rudiments d’une formation nécessaire ».
Le téléphone portable et les réseaux
A ce moment, je l’interromps dans son discours. Je suis intrigué par son portable. Même pendant qu’il me parle, il continue à le faire fonctionner. « Dites-moi, pourquoi téléphonez-vous, tout le temps ? – Il y a une chose que vous ne comprenez pas. Nous sommes loin de notre famille, de notre pays, de beaucoup de gens que nous connaissons. Nous sommes obligés de fonctionner par réseau, ce qui nous permet d’être en relation avec le bout du monde. Vous pensez que cela coûte très cher. Détrompez-vous : je paie 15 euros d’abonnement par mois et cela suffit.
J’envisage le regroupement familial
Jusqu’ici, je ne vous ai pas parlé de ma famille. J’ai une femme, d’origine ruandaise, et deux enfants, qui habitent au Burundi. Chaque mois, je leur envoie de l’argent pour vivre. Mais vous comprenez que ce genre de vie familiale est très difficile à assumer. Mon ambition, pour le bien des uns et des autres, est d’envisager un regroupement familial. Il y a, pour cela, des conditions auxquelles, avec le temps, je vais essayer de répondre ». Lorsque Joseph me parle de sa femme ruandaise et de son implantation au Burundi, je comprends qu’il y a toute une partie de sa vie qu’il n’a pas voulu m’évoquer, un blanc que je ne veux pas essayer de combler. Chacun a ses secrets qui lui appartiennent.
La fabrication d’un nouveau type d’homme
Dans l’Afrique actuelle, l’itinéraire de Joseph n’est pas unique. J’ai l’impression que nous assistons à la fabrication d’un nouveau type d’homme peut-être plus universel et plus libre, plus habitué au manque en tout cas, mais c’est au prix d’un long parcours initiatique. Mon hôte est un homme sans miroir pour se regarder, il est immédiatement dans la relation avec l’autre. Nous sommes tous un peu narcissiques et cela nous empêche de vivre. Mais une question me poursuit maintenant : quel est le terme d’un tel parcours ? J’ai peine à imaginer que ce soit la France. J’ai pu constater que Joseph venait chercher dans notre pays ce qu’il ne trouvait pas en Belgique, peut-être un peu l’esprit de la révolution française, comme s’il s’apprêtait à vivre une forme de révolution mondiale. La solution à ma question m’est donnée, je crois, par la suite de nos échanges.
L’Afrique est le berceau de l’humanité : elle est le point de départ d’une révolution mondiale
Celui qui est devenu peu à peu mon ami me glisse malicieusement : « Vous savez, l’Afrique est le berceau de l’humanité ». Je comprends : la révolution mondiale est en marche mais elle doit revenir au point de départ et commencer par l’Afrique. Sans doute, peut-être. Comme le Joseph de la Bible, le Joseph africain serait un précurseur.
Etienne Duval