Le déluge
Un double danger pour l’homme : la fascination qu’exercent sur lui l’amour sexuel et la mort
Normalement dans son évolution, l’homme est menacé à chaque instant. Mais les dangers sont plus particuliers à chacune des époques qu’il traverse. Aujourd’hui, la fascination qu’exercent l’amour sexuel et la mort, n’est pas la seule menace qui mette en péril l’avenir des individus et de la société. Mais elle a cette particularité qu’elle contrarie gravement la constitution du sujet lui-même. Nous procéderons donc en deux temps : dans une première partie nous traiterons de l’amour sexuel et, dans une seconde démarche, nous nous attarderons sur la fascination de la mort.
I. L'amour sexuel
Il ne s’agit pas ici de disqualifier l’amour sexuel mais simplement de le mettre à sa place sans qu’il prenne une dimension d’absolu comme le suggèrent trop souvent les films de la télévision produits à la chaîne.
L’amour sexuel fondateur du couple humain
Il est particulièrement intéressant de jeter un œil sur le mythe que retient la Bible dans le second récit de la création. Ce récit est assez proche de notre mentalité actuelle car il nous place délibérément dans la perspective d’une évolution des êtres vivants en général et de l’homme en particulier. Dieu a commencé par modeler l’homme avec de la glaise et lui a communiqué de son souffle pour qu’il devienne un être vivant. Mais il a pensé qu’il lui fallait une aide assortie. C’est alors qu’il a créé des oiseaux et des bêtes sauvages. Et il appartenait à l’homme de leur donner un nom. Manifestement il y avait ainsi une sorte de fraternité entre l’homme et les animaux et pourtant aucun de ces animaux ne pouvait constituer l’aide recherchée pour Adam. Il fallait passer à un niveau supérieur et le texte dit que le créateur prit une côte de l’homme pour en faire une femme. Apparemment la côte évoque le cœur et le mythe veut nous faire comprendre que la femme naît de l’amour de l’homme et sans doute réciproquement. Ainsi, à la base du couple, il y a l’amour sous sa forme sexuelle.
Alors, Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme, qui s’endormit.
Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place.
Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme,
Yahvé Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme.
Alors celui-ci s’écria :
« Pour le coup, c’est l’os de mes os
Et la chair de ma chair !
Celle-ci sera appelée « femme »,
Car elle a été tirée de l’homme celle-ci ! »
C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère
Et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair.
Or tous les deux étaient nus, l’homme et sa femme,
Et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre.
(Bible de Jérusalem, Genèse, chapitre 2)
L’amour sexuel court le risque de se fermer sur lui-même et de conduire à la mort
C’est ce qui arrive à Don Giovanni dans l’opéra de Mozart, qui utilise une dimension comique pour faire passer le côté tragique de la situation. La musique qui associe l’ordre et le mouvement, la sensibilité et l’intelligence, la vie et la mort, a l’art de révéler le grotesque ou la justesse des situations. Elle nous montre l’amoureux passer de femme en femme, fier de toutes ses conquêtes : Donna Elvira, Donna Anna et la petite Zerlina. Sans doute un amour éphémère n’est-il pas absent de toutes ces relations successives. Mais le conquérant est en train de tuer le désir en refusant le manque, compromettant ainsi finalement l’amour lui-même qui se nourrit directement du souffle que contient le manque lui-même. Bien plus, le sujet est détruit ; il a besoin de la respiration et du jeu que permet l’espace de séparation entre les êtres. Ici c’est la rupture qui prévaut et non l’indispensable séparation. Chacun doit savoir en effet qu’il n’existe pas de relation durable sans séparation. Finalement, la mort prend le pas sur la vie : le commandeur Don Pedro est tué par le grand soupirant mais sa statue trouvera l’énergie nécessaire pour ouvrir le chemin de l’enfer au meurtrier, victime d’un amour sexuel insatiable.
L’homme et la femme au-delà du couple
En réalité la femme et l’homme ne se définissent pas uniquement par leur appartenance au couple. C’est ce qu’évoque le premier mythe de création présenté par la Bible. Il souligne que l’homme et la femme sont créés à l’image de Dieu : il y a en eux un absolu, qui va leur permettre d’élargir leur amour au-delà de la sexualité
Dieu créa l'homme à son image,
A l'image de Dieu il le créa,
Homme et femme il les créa.
(Genèse, ch. 1)
De leur côté, les Indiens d’Amérique du Sud reprennent une idée semblable dans le conte « L’épouse qui venait des cieux ». Ils attirent notre attention sur la femme, revêtue d’une robe d’argent, qui en fait une étoile. Elle creuse le désir de l’homme, mais il y a en elle quelque chose d’insaisissable, qui l’empêche d’être l’objet d’un partenaire masculin. Dans l’amour, elle est là pour amener l’homme qu’elle aime à regarder vers le ciel.
Assez récemment, la femme, en particulier, a pris conscience de sa dimension de sujet à part entière : elle ne peut plus s’enfermer dans sa relation à un époux ou à un ami masculin. Son horizon l’entraîne au-delà et c’est cet horizon qui doit l’introduire dans une situation paradoxale où sa relation de couple n’est pas détruite, mais peut être vécue sans aliénation et sans véritable dépendance. Sans doute une telle prise de conscience est-elle, pour une part importante, responsable de la crise de la famille actuelle car l’attitude de la femme devient aussi celle de l’homme. Cette crise serait donc le symptôme non pas d’une régression mais d’un progrès en humanité. Il resterait alors à chacun de réinventer le couple et la vie familiale.
Epouser la vacuité pour donner sa place à l’amour sexuel et le dépasser
Un conte bouddhiste peut nous aider à avancer encore dans notre réflexion. Il s’intitule « Il épousa la vacuité ». Dans une ville, une femme à la beauté inégalable apparut sans que l’on sache d’où elle venait. Trois cents jeunes gens se présentèrent pour l’épouser. Mais comment une seule femme pouvait-elle épouser un aussi grand nombre de prétendants ? Pour procéder à une première élimination, la femme en question proposa à chacun d’apprendre par cœur, pendant vingt-quatre heures, le sutra du lotus de Bouddha jusqu’à pouvoir le répéter entièrement. Dix des trois cents jeunes gens réussirent leur examen de passage. C’était pourtant encore trop pour une seule femme quelle que fût sa beauté. Qu’à cela ne tienne. Une nouvelle exigence s’imposait. Il ne suffisait pas de répéter mot à mot le texte mais d’en comprendre le sens. Vingt-quatre heures après, trois seulement se présentèrent à l’examen qu’ils réussirent avec succès. L’exigence devint alors plus intérieure : il fallait non seulement comprendre le sens mais le goûter au point de devenir lotus soi-même. Le jour suivant, un seul se manifesta et il devint ainsi l’heureux élu. La femme l’entraîna près de sa maison. Ses parents eux-mêmes le reçurent avec beaucoup de gentillesse. Puis après une aimable discussion, ils lui montrèrent la porte de la chambre. Plein d’attente joyeuse, il la poussa. Or il n’y avait ici que les chaussures dorées de la jeune fille. Celle-ci devait être dans le jardin mais personne n’était dans le jardin. C’est donc à la rivière qu’elle voulait entraîner le jeune homme. En fait, elle avait complètement disparu. Et alors on entendit un grand éclat de rire. Le « fiancé » se mit à rire à son tour, et épousa la vacuité. (Histoire tirée du livre « Autobiographie d’un mystique spirituellement incorrect » d’OSHO). Ainsi s’engager dans l’amour sexuel en épousant une femme ou un homme suppose que l’on épouse en même temps la vacuité pour donner toute sa place au manque et à l’espace nécessaire de la séparation.
II La fascination de la mort
La fascination de la mort est souvent liée à la peur de la mort elle-même. Mais, dans certains cas, elle est le résultat d’une inversion des valeurs qui peut ébranler les bases de l’humanité.
La peur de la mort, qui rend l’amour impossible
Emi avait, jusqu’ici, beaucoup guerroyé dans le métier des armes. Il voulait maintenant sortir de la violence et découvrir la paix intérieure. Pour entrer dans une nouvelle vie, il s’en alla voir un ermite, réputé pour sa sagesse et sa bonté. Pendant trois jours, le saint homme lui apprit à méditer, à maîtriser son souffle et à conduire ses pensées ; le guerrier était encouragé à poursuivre son initiation tout seul. Pendant une année il répéta les exercices qu’il avait appris mais il n’arriva pas à sortir de son avidité, au point que non seulement il était incapable d’aimer les autres mais il était même dans l’impuissance à s’aimer soi-même. Malheureux il vint se plaindre auprès de l’ermite. Celui-ci ressentit pour lui une profonde compassion. Il lui montra comment sortir des excès des sens et atteindre la paix du cœur ; il le renvoya alors à ses exercices. Le disciple s’efforça d’appliquer les conseils du maître mais les progrès ne se manifestèrent pas aussi vite qu’il le souhaitait. De plus en plus il sentit se développer en lui une grande agressivité à l’égard de l’imposteur. Son ressentiment le poussa à revenir à la charge en insultant l’incompétent. Sans maugréer, celui-ci alla chercher son jeu d’échecs. « Nous allons engager une partie, dit-il. Celui qui perdra aura la tête tranchée ». Sentant qu’il y avait là une manœuvre dont il ne pouvait encore déchiffrer le sens, le guerrier voulut relever le défi du maître. La partie commença mais rapidement il perdit l’avantage. En peu de temps, il se trouva près de la débâcle. Il ressentait déjà la lame d’une épée s’enfoncer dans sa gorge. Son adversaire restait pourtant impassible. Alors il reprit courage se disant que jusqu’ici il était un bon joueur. En peu de temps, il finit par découvrir une faille dans le jeu de l’adversaire. Il éleva la reine pour la placer dans la faille, mais, comme s’il avait déjà l’épée en main, il ne put baisser son bras. Il y a un instant, le sage n’a pas voulu profiter d’une situation avantageuse. Comment lui pouvait-il faire apparaître son ingratitude ? Le maître reprit son rôle : il renversa l’échiquier. « Il faut d’abord vaincre la peur, dit-il. Ensuite l’amour peut trouver sa place ». (Conte de Thaïlande, repris dans « L’arbre au trésor » d’Henri Gougaud, aux éditions du Seuil)
La volonté de l’éliminer
La peur de la mort dicte nombre des comportements humains. La médecine elle-même est affectée. Un secret espoir voudrait faire croire que nous avons tout avantage à l’ignorer, voire même à l’éviter et, qui sait, à la faire disparaître. C’est pourtant le contraire qui est vrai.
Il y avait, en Inde, un arbre qui était plus vieux que le monde. Chaque année il portait des fruits magnifiques même si la saison était mauvaise. Mais cet arbre était inquiétant. Il avait deux branches. De tout temps, les grands sages prétendaient que l’une des branches portait de bons fruits mais que sur l’autre tous les fruits étaient empoisonnés. Jusqu’ici personne ne savait quelle était la bonne branche et personne n’avait osé goûter les fruits. Alors arrive une grande famine. Les villageois les plus proches risquent de mourir de faim. Or, un jour, un grand nombre d’entre eux sont réunis sous l’arbre pour trouver une solution à la menace qui les accable. Soudain, un vieillard qui pensait mourir le lendemain, finit par se dresser sur ses jambes affaiblies. Il cueille un fruit sur la branche de droite : son énergie revient et il se dresse maintenant sans effort, l’air bienheureux. Toutes les femmes et tous les hommes se précipitent sur la branche de droite. Le soir même, le conseil du village se réunit. Chacun avoue qu’il est temps de prendre une décision de sagesse : il faut couper la branche meurtrière de gauche. Les bûcherons exécutent la sentence sans arrière-pensée. Le lendemain matin, les habitants se précipitent pour cueillir leur nourriture : il n’y a plus un fruit sur l’arbre. L’arbre est mort. (L’arbre, conte de l’Inde)
Chacun aura compris que la vie et la mort ont partie liée et qu’il est dangereux, pour la vie elle-même, de vouloir éliminer la mort.
La fascination de la mort sous l’effet de la peur
Le prophète Daniel, selon la tradition, a vécu en Babylonie, dans les années 160 avant Jésus-Christ. Il avait conquis l’amitié du roi, dont il interprétait les rêves. C’est lui qui nous livre un texte sur la fascination de la force de mort sous l’effet de la peur qu’elle inspire. Il y avait à Babylone un grand serpent, qui était vénéré par tous. Il n’est pas une statue, il est un dieu vivant qui mange et qui boit. Le roi invite donc Daniel à se prosterner devant lui. De son côté, Daniel veut s’efforcer de montrer qu’il s’agit là d’une supercherie. Il promet au roi de tuer le dieu sans épée ni bâton. Sans tarder il mélange de la poix, de la graisse et du crin qu’il réduit en fines boulettes. Le serpent affamé mange la précieuse nourriture qui lui est présentée et finit par crever. Devant un tel spectacle, les Babyloniens sont fous de rage et exigent que le roi leur livre l’assassin de leur dieu. La vie du souverain est en danger. Aussi est-il contraint de répondre à l’exigence du peuple. La foule excitée jette alors Daniel dans la fosse aux lions pour une durée de six jours. C’est une condamnation à mort sans échappatoire. Daniel sait pourtant que le déchaînement de violence auquel il est soumis et la sacralisation du Serpent obéissent à un même mécanisme pour tenter de se soustraire à la force de mort dont ils ont peur. Il est lui-même un bouc émissaire. Conforté par le prophète Habacuc, il se nourrit de la Parole de Dieu que ce dernier lui apporte. Cette parole de Dieu agit comme une boussole qui lui permet de repérer les jeux mensongers qui sont à l’œuvre dans une telle affaire. C’est ainsi que la peur le quitte et les lions prêts à le dévorer finissent par devenir comme de vrais disciples, sous l’effet de la paix profonde qui émane de lui.
Le roi lui-même n’est pas dans une telle quiétude. Le septième jour, il vient pour pleurer son ami. Mais l’ami est assis tranquillement au milieu des lions et va lui faire découvrir la fausse logique, qui, sous l’effet de la peur, conduit les adorateurs du serpent à une fascination par la mort et la force de mort.
La fascination par une force de mort, destructrice des racines de la vie
Il existe une autre fascination, extrêmement dangereuse, qui semble être à l’œuvre dans le comportement actuel de certains islamistes. Elle est mise en relief dans le mythe grec du déluge.
Nous sommes au temps du roi arcadien Lycaon. Celui-ci se moque aussi bien des dieux et de son peuple. Or, un jour, il apprend que Zeus est de passage dans la région. Il veut l’honorer en lui offrant en festin la chair rôtie d’un Molosse. Zeus pourtant ne se laisse pas prendre au piège. Il comprend que les lois qui visent à promouvoir la vie sont en sérieux danger. Lycaon s’attaque aux racines de la vie car la vie elle-même est mise au service de la mort. Bien plus il fait de son forfait une offrande à la divinité, comme ceux qui pensent, aujourd’hui, honorer le Dieu unique de l’Islam en lui faisant l’offrande de leurs assassinats. Le mythe nous fait entendre que ce n’est pas seulement l’humanité qui perd alors ses assises mais c’est la planète elle-même qui est mise en péril. Lycaon finit par manifester sa véritable nature car il est transformé en loup furieux, assoiffé de sang.
Zeus cherche finalement à purifier la terre et à refonder l’humanité en provoquant un déluge gigantesque. Il ne faut pourtant pas prendre ici le texte à la lettre : il est seulement important d’en déchiffrer le sens.
« Les eaux envahirent les villages et les villes, recouvrant les champs, les buissons et les arbres. Bientôt le niveau atteignit les toits et même le sommet des tours. Les gens essayaient de se sauver en nageant mais la pluie les assommait. Quelques-uns parvinrent à gagner le sommet des montagnes, mais bientôt l’eau les submergea, entraînant leurs corps dans les profondeurs infinies de la mer nouvelle. Ceux qui montèrent dans des barques et dans des bateaux pour essayer de sauver leur vie firent naufrage sur les anciennes montagnes transformées en récifs… »
Remettre la mort à sa place pour en faire une force de vie
Le Mont Parnasse s’élevait encore au-dessus de l’eau, lorsqu’arriva une petite embarcation avec, à son bord, Deucalion, fils de Prométhée et Pyrrha sa femme. Ils n’étaient pas dans les excès de Lycaon : ils étaient honnêtes, justes et pieux. Zeus à leur vue décida d’écarter les nuages et les pluies et de libérer la terre. En fait, le déluge ne faisait que révéler le dysfonctionnement des hommes : l’eau qui est une force de vie devenait elle-même une force de mort. C’est une manière de dire que les comportements négatifs des hommes peuvent compromettre l’avenir de la terre.
Ils se mirent alors à prier sur les marches pleines de mousse d’un temple consacré à Zeus. Le dieu finit par écouter leur prière. Il leur conseilla : « Quittez ce temple, voilez vos têtes, et jetez derrière vous les ossements de votre grand-mère ». Ils mirent un peu de temps à comprendre que les ossements de la grand-mère étaient les pierres elles-mêmes. Ils exécutèrent alors le vœu du Grand dieu. Les pierres que jetait Pyrrha se transformaient en femmes et celles que jetait Deucalion se transformaient en hommes. La terre pouvait ainsi être repeuplée d’une nouvelle race d’êtres humains, amoureux de la vie.
Il fallait retrouver la véritable logique, qui fait de la mort une force positive lorsqu’elle est au service de la vie elle-même, c’est-à-dire lorsqu’elle passe derrière. La logique de Lycaon consistait par contre à faire passer la mort en première ligne et à mettre la vie à son service. Un aspect de la réalité peut d’ailleurs étayer l’idée d’une mort conçue comme force de vie : Il semble que les os évocateurs de la mort contiennent dans leur moelle les principes de la vie elle-même.
Il est donc urgent de sortir de la peur en comprenant que la mort nous accompagne dès notre naissance et que son rôle consiste à éliminer tous les déchets qui contrarient l’élan de la vie et peut-être à nous faire passer, un jour, à une plus grande plénitude.
Etienne Duval