Comment j’ai retrouvé la vue
Je n’ai jamais été aveugle mais jusqu’ici je ne savais pas voir. Vous allez le comprendre facilement à partir d’une histoire plutôt banale. Mais cette histoire banale m’a ouvert sur une donnée fondamentale de la vie.
Une histoire de lunettes
En novembre dernier, j’assiste à une réunion et en revenant je m’aperçois que je n’ai plus mes lunettes. Lorsqu’on en a besoin, les lunettes, c’est quelque chose de vital. Alors je téléphone immédiatement au restaurant où nous avons pris notre repas : les lunettes ne sont pas là. Un peu plus tard, je passe un coup de fil à la salle où nous avons participé à notre réunion : rien n’a été retrouvé. J’interroge également la police municipale et les objets trouvés mais sans plus de succès. Il reste un mendiant qui m’a montré ma route : en marchant, en étant proche de moi, il a pu plonger sa main dans ma poche. Mais s’il l’a fait, c’est qu’il était vraiment dans le besoin et si j’ai pu lui permettre de lire le journal, je m’en réjouis. Alors, comme tout le monde, mon premier réflexe est d’acheter une nouvelle paire de lunettes vendues dans les pharmacies : elle me permettra de tenir tout le mois de décembre.
Au mois de janvier, je me décide quand même à aller voir l’ophtalmologue. Il me fait une ordonnance et je me dirige chez un opticien qui fait ses essais et prend en charge ma commande.
Un souci de perfection
Huit jours plus tard, je récupère une paire de lunettes intermédiaires et une paire de lunettes pour lire de près. Chez l’opticien, elles me semblent convenir, mais lorsque j’arrive à la maison, je perçois des imperfections. Or il se trouve que j’éprouve un grand plaisir des yeux lorsque je vois bien. Si je ne vois pas très bien, ce plaisir disparaît. Alors l’idée me vient d’aller voir une orthoptiste. Après deux rendez-vous qui lui permettent de faire une expertise, elle me livre une prescription pour des prismes qui seront ajustés sur les verres de lunettes. Déjà je savoure mon nouveau plaisir en attendant qu’Essilor confectionne les prismes commandés.
La catastrophe
Les prismes arrivent assez rapidement et l’opticien vérifie qu’ils correspondent bien à la commande. Cette vérification assurée, il les dispose sur les verres de mes deux paires de lunettes. « Essayez-les » me dit-il. Je prends d’abord les lunettes intermédiaires ; ma déception est immense, les lignes chevauchent les unes sur les autres. C’est le tour ensuite des lunettes pour lire de près : je ne peux pas lire parce que la vision se trouble. Devant mon angoisse, l’orthoptiste me donne un rendez-vous presque immédiat. Ses mesures étaient justes. Alors, l’idée lui vient d’enlever un prisme sur deux. Elle m’installe sur son ordinateur et je constate que tout semble bien marcher. Pourtant une nouvelle déconvenue allait se présenter.
L’émerveillement
Arrivé à la maison, je m'aperçois que le remède est finalement inefficace. C’en est trop. Ma décision est prise d’enlever tous les prismes sans demander conseil. Tout à coup, je vois parfaitement bien avec chaque paire de lunettes. Bien plus, je peux même lire sans lunettes. Le plaisir de bien voir revient et ma joie est profonde. Certains penseront au miracle et pourtant il n’y a pas eu de miracle.
Laisse tomber tes béquilles et marche
Dans les évangiles, les gens pensent que Jésus fait des miracles. Et pourtant la plupart du temps, lui-même sait que c’est faux. Il dit simplement : « Va, ta foi, (c’est-à-dire ta nouvelle manière de penser), t’a sauvé ». Il a compris que l’homme croit guérir ou se sauver en confectionnant des béquilles. Or, pour lui, ce sont souvent les béquilles qui empêchent de marcher. Ainsi, dans mon cas, vouloir utiliser des prismes pour bien voir, c’était aussi recourir à des béquilles qui allaient m’empêcher de voir. Cela n’est pas une critique du travail des orthoptistes, qui sont très utiles dans bien des cas. Mais, en ce qui me concerne, là n’était pas la solution. En fait c’était pourtant une partie de la solution, car, en me défaisant des prismes, j’ai pu me défaire de l’idée que le recours aux béquilles était bienfaisant. Il fallait chercher ailleurs pour voir véritablement.
La vue, c’est d’abord un don qu’il faut savoir accueillir
Au départ, il y a quelque chose qui est donné, il existe un don de la vue, comme un don de la vie : avant que je ne fasse rien, ça voit en moi, le voir est déjà là. Et c’est dans ce don qu’est l’énergie du voir. Si je cherche à voir vraiment, je suis comme le chercheur qui commence par s’appuyer sur ce qui est donné, pour y puiser l’énergie de sa recherche. Il ne peut rien faire sans cela. Avant de faire confiance à mes lunettes et à mes prismes, j’ai besoin de capter l’énergie du voir, c’est-à-dire d’accueillir le don de la vue.
Mais comment accueillir le don de la vue sans accepter de manquer?
En enlevant les prismes de mes verres de lunettes, j’ai accepté de manquer et c’est pour cette raison que j’ai été renvoyé au don de la vue, à l’énergie du voir qui m’a comblé de plaisir. En fait, comme je l’ai déjà dit, le don de la vue n’est qu’un cas particulier et pourtant essentiel du don de la vie. Or comment vais-je accueillir le don de la vie sans passer par le manque pour entrer dans la dynamique de l’existence ? Que je le veuille ou non le manque est la nourriture du désir et le désir me permet de jouir de la vie, aussi pleinement qu’il est possible.
Bienheureux les pauvres, les affamés, les affligés…
En réalité, les béatitudes, en dehors de toute dimension religieuse, ne font que révéler une loi fondamentale de la vie : il faut manquer pour recevoir. Et le Christ, comme d’autres chercheurs de sagesse, a su, au départ, accepter le don de la vue pour le reconnaître.
Etienne Duval
________________