L’oubli du sujet dans la connaissance
Apprendre c’est apprendre à penser par soi-même
Aujourd’hui, la connaissance semble venir à notre rencontre sans que nous ayons besoin de la solliciter. Avec l’invention de l’écriture, puis avec l’irruption de l’imprimerie et, maintenant, avec le développement du numérique, le savoir est à notre portée comme il ne l’a jamais été. Et pourtant nous sommes menacés au plus profond de nous-mêmes. Normalement le processus de la connaissance est aussi un processus qui favorise de construction du sujet. Or, en ce moment même, l’inflation de l’écrit, à travers le numérique, finit par bloquer une telle construction. Il ne s’agit pourtant pas de rejeter la technique nouvelle qui va transformer le monde. Il faut au contraire l’assumer et découvrir les nouvelles stratégies qui en feront un atout supplémentaire pour que nous apprenions plus facilement à penser par nous-mêmes.
L’acquisition de la connaissance passe par le dialogue avec l’autre
La maïeutique de Socrate nous sert encore de guide aujourd’hui pour l’acquisition de la connaissance et le développement du sujet. Or la première condition qu’elle pose consiste à intégrer la présence de l’autre pour entrer dans le dialogue. Je ne puis être moi-même ou le devenir qu’en faisant une place à l’autre. Toute acquisition de connaissance suppose que je me situe dans la condition humaine non pas en m’enfermant en moi-même mais en entrant dans « l’être avec l’autre». En fait, la tentation est grande de remplacer l’autre, et en particulier le maître, par le texte écrit ou par l’ordinateur.
Connaître, c’est d’abord savoir que je ne sais pas
Pour Socrate encore, je ne peux entrer dans la connaissance que si je sais que je ne sais pas. Il existe une dialectique fondamentale entre le savoir et le non savoir. En prenant conscience de mon manque de savoir, je mets en place le moteur qui me permettra d’apprendre. Si je crois que je sais, je ne serai pas enclin à apprendre. En fait, le déclic, qui ouvre l’individu au monde de la connaissance, passe par la prise de conscience de son non savoir. Et c’est alors que va naître le désir de connaître. Le tort de nombreux pédagogues consiste à croire qu’ils vont apprendre à l’autre. En réalité, c’est l’apprenant lui-même qui apprend, mobilisé par son propre désir de connaître. Il faut donc une grande modestie de la part du maître pour accepter de confier le rôle premier à l’élève ou au disciple. Sinon il risque de considérer la connaissance comme une marchandise et de procéder comme le font ceux qui gavent les canards et les oies en vue de préparer le foie gras.
Le temps décisif de la question
Le processus du développement de la connaissance offre une place essentielle à la question ; la question est la traduction du non savoir et du désir de connaître. Elle vient normalement de l’élève ou du disciple. Mais elle peut aussi émaner du maître pour aider l’apprenant à reconnaître son non savoir et à entrer, à son tour, dans le jeu des questions - réponses. En fait si la question est au début de l’apprentissage, elle est aussi à son terme. Après un très bon repas, le cuisinier sait que le client reviendra s’il part avec une petite faim. De la même façon, l’enseignement ne peut produire tous ses fruits que si, en apportant des réponses, il ouvre aussi à de nouvelles questions. Le bon enseignement devrait apporter, en même temps, de la connaissance et de l’inconnaissance. Autrement dit il doit développer la prise de conscience du non savoir et donc renforcer le sujet dans son désir de connaître.
Raison et intuition
La connaissance est faite de raison et d’intuition. Par raison, il faut entendre la logique, c’est-à-dire la structure qui permet relations et interactions en vue d’atteindre l’universel. De la même façon qu’il y a un arbre de vie il existe aussi un arbre de la connaissance. Et, dans le récit de la chute de la Bible, Dieu met en garde Adam et Eve : ils ne doivent pas manger de l’arbre de la connaissance, c’est-à-dire croire obtenir toute la connaissance en maîtrisant la rationalité ou en s’appuyant uniquement sur la logique. Ce serait sombrer dans la toute-puissance car si l’effort de maîtrise est bien nécessaire pour cheminer sur la route du savoir, il faut commencer par recevoir la connaissance de l’intuition. C’est ce qu’explique Socrate dans le mythe platonicien de l’invention de l’écriture. L’écriture, qui sert de mémoire extérieure, peut empêcher l’homme de se ressouvenir, c’est-à-dire de revenir à la source de la connaissance, à cette lumière première qu’est l’intuition, inscrite depuis toujours dans l’âme immortelle. En fait toute connaissance est une reconnaissance. Il n’est pas nécessaire d’endosser la théorie socratique de la réminiscence pour souligner l’importance essentielle de l’intuition. Il suffit de comprendre qu’elle est à la base de toute connaissance. Elle ne remplace pas l’expérimentation extérieure guidée par la rationalité, mais elle lui assure sa fécondité. Il est désormais facile de comprendre qu’à travers l’intuition, qui renvoie à l’origine, il y a non seulement fabrication de connaissance mais aussi construction d’un sujet.
L’inflation de l’écriture et du numérique valorise la raison aux dépens de l’intuition
Avec l’inflation de l’écriture, à travers le numérique, c’est aussi la rationalité qui prend une importance démesurée. L’écriture et le numérique finissent par mettre en valeur la structure ou la logique au détriment du souffle de l’intuition, au lieu d’être à son service. Des déséquilibres se produisent au point de provoquer une sorte de cancer de la raison elle-même. Privée de l’oxygène de l’intuition, elle court le risque de l’asphyxie et le sujet lui-même est en péril.
Un jeu nécessaire entre l’écriture et la parole pour débloquer le sujet
Le problème qui se pose aujourd’hui n’est pas seulement lié au surgissement du numérique. Sans doute est-il amplifié par un tel phénomène mais il est présent dès le début de l’histoire humaine. Rapidement la création tout entière a été considérée comme un grand livre qu’il fallait déchiffrer pour assurer la survie de l’humanité. Le développement de la science est une réponse à une telle exigence. Et, pour l’apocalypse, le Christ, appelé le lion de Judas, apporte le salut, en levant les scellés qui empêchent la lecture du « livre ». L’écriture apparaît donc comme une sorte d’artifice qui met obstacle à la lecture et cache le sens pour assurer la survie du « secret lumineux ». La lumière qu’elle porte est trop fragile et trop précieuse pour la livrer sans de minutieuses précautions. Par conséquent il est indispensable de transgresser l’interdit qu’elle véhicule en osant l’interprétation. Dans l’Islam, un des grands problèmes actuels est lié, pour de nombreux fidèles, à la confusion entre le Coran et la Parole de Dieu. Or le Coran est tout simplement un Grand Livre qu’il faut oser transformer constamment en parole par un travail rigoureux et répété d’interprétation.
D’une manière plus générale, le développement du numérique nous oblige à sortir de l’impasse en faisant jouer entre elles l’écriture et la parole pour rétablir le jeu entre la raison (plus proche de l’écriture) et l’intuition (plus proche de la parole) et donner sa véritable place au sujet. Aussi le rôle du maître ou de l’enseignant est-il appelé à changer de nature. Il ne s’agit plus essentiellement, pour lui, de transmettre la connaissance puisque le numérique le fait abondamment, mais de jouer un rôle de tiers en aidant à faire surgir le sens de l’écriture pour donner naissance à la parole. Il lui appartient aussi alors d’apporter les indispensables outils méthodologiques, qui contribuent à une plus grande autonomie de l’étudiant, livré à lui-même.
Apprendre, c’est finalement apprendre à penser par soi-même tout en développant le dialogue
Il reste encore une étape à franchir. Il importe que le disciple devienne maître à son tour, en jouant le rôle de tiers qui consiste à faire surgir le sens de l’écriture, non seulement pour les autres mais aussi pour soi-même. Dans ce cas, l’écriture dont il s’agit n’est pas seulement celle qui est inscrite dans des textes, mais aussi celle qui est présente dans le grand livre des événements du monde. Avec internet, avec la multiplication de l’information, nous sommes sans arrêt sollicités par l’idéologie, qui voudrait penser à notre place. La plupart du temps, nous croyons penser alors que nous pensons par les autres. C’est d’abord cela l’idéologie. Nous risquons alors les plus tragiques dérives, comme tous ceux qui récemment furent victimes du nazisme, d’un certain communisme, des idéologues religieux et des légitimistes de toute nature. Penser par soi-même, c’est combattre pour que le chemin et l’horizon de toute connaissance soient aussi ceux de la vérité. Or comme il y a un interdit porté par l’écriture, qui pèse sur l’interprétation, il existe un autre interdit qui pèse sur la pensée elle-même. En fait, il n’est possible de penser par soi-même qu’à partir du moment où nous osons transgresser l’interdit de penser. A condition de maintenir et développer le dialogue…
Il est donc urgent de revenir à la maïeutique de Socrate, qui ne vise pas à produire de la connaissance mais à accoucher de sujets qui pensent par eux-mêmes.
Etienne Duval