Arbre de vie, Gustave Klimt
Comment je vis ma propre mort
La mort nous fait peur parce que nous ne savons pas ce qu’elle est. En réalité, elle est là, depuis notre naissance.
Nous sommes habités par la mort
Il existe un conte, qui essaie de lever le voile sur le mystère de la mort. C’est un conte indien, déjà, maintes fois, évoqué. Il est tout simplement intitulé « Le conte de l’arbre ». Il existe en Inde, dans un coin reculé, un arbre, plus vieux que le monde. Les anciens en ont parlé, depuis les temps les plus reculés. Chaque année, et quel que soit le temps, il produit des fruits magnifiques. Comme l’homme, il a deux bras, je veux dire deux branches principales. Mais on sait que les fruits de l’une des deux branches sont empoisonnés. Aussi, personne, jusqu’à ce jour, n’a osé goûter du fruit défendu. Or, une année, la sécheresse fait rage et les hommes risquent de mourir de faim. Un après-midi, quelques-uns sont là, installés à l’ombre du grand arbre. Ils se disent qu’ils pourraient sortir de la famine s’ils savaient quelle est la branche des fruits empoisonnés. C’est alors que, n’y tenant plus, certain de mourir dans les prochaines heures, un homme se lève péniblement et cueille un fruit de la branche de droite. Soudain il se remet à vivre, son visage s’épanouit. Aussitôt, tous ses compagnons se précipitent sur la branche de droite et sont heureux de retrouver l’espérance. Il faut pourtant affronter l’avenir car les enfants courent le risque de se tromper de branche. Le soir, le conseil du village se réunit et la décision est prise de couper la branche de gauche. Le lendemain matin, chacun va chercher sa nourriture, mais tous les fruits sont disséminés sur le sol : l’arbre est mort. La mort fait aussi partie de la vie. Si quelqu’un s’avise de l’écarter, l’existence n’est plus possible.
La peur de la mort nous enferme dans une caverne
L’homme a peur de la mort, comme il a peur des bêtes sauvages. La mort prend la figure du loup, de l’ours ou du lion. Pour leur échapper, les humains transforment la caverne en habitation. Tournés vers la paroi centrale, le dos à la lumière, ils ne connaissent de la réalité que l’ombre dessinée sur les murs. C’est ce que veut exprimer Platon dans le mythe de la caverne. L’homme mène ainsi une existence sans relief, et, oubliant que la peur de la mort est à l’origine de son mauvais sort, il pense que la caverne est le lieu d’habitation naturel que lui a réservé le créateur. Si, par hasard, un homme s’avisait d’en franchir le seuil pour entrer dans un paradis de lumière, il ne pourrait revenir pour annoncer la bonne nouvelle aux habitants. Platon dit avec raison qu’il serait condamné à mort.
La mort ou la grande passeuse de la vie
Comme le souligne avec force le conte de l’arbre, nous ne pouvons vivre sans faire une place à la mort. Mais nous ne pouvons faire une place à la mort que si nous sortons de la peur qui la condamne et nous condamne avec elle à l’enfermement. Pour la plupart d’entre nous, la mort est l’ennemie de l’homme. En réalité, elle doit nous permettre d’évoluer et d’aller vers un surplus d’existence. Il ne faut pas s’accrocher à la vie car nous finissons par la bloquer : elle est un flux qu’il faut accompagner. La mort est là pour assurer son flot continuel. Elle est la grande passeuse et gare à celui qui ne veut pas payer le prix du passage en se déliant de la vie pour laisser son flux incessant nous emporter vers l’avenir.
Mon expérience depuis trois ans
Lorsque j’approchais des cinquante ans, j’ai été pris d’une profonde panique : j’allais entrer dans la vieillesse et c’était, pour moi, insupportable. Plusieurs mois se passèrent ainsi et j’ai fini par avoir la conviction que si je vieillissais de l’extérieur, j’étais en train de rajeunir de l’intérieur. C’est ainsi que j’ai été guéri définitivement de la peur de vieillir.
Récemment, il y a trois ans, beaucoup d’eau avait déjà passé sous les ponts, je me suis à nouveau interrogé sur mon existence. La mort approchait, il fallait donc envisager l’avenir. Cette mort, elle ne me faisait plus peur parce que j’avais compris sa nécessité, son intérêt et sa signification. Mais qu’allait-il advenir de moi dans un avenir relativement proche ? C’est alors que je me suis situé entre la vie présente et l’avenir encore enveloppé de mystère. Dans la nouvelle dynamique que suscitait l’entre-deux au sein duquel je me trouvais installé, j’ai été entraîné à un investissement renforcé pour la vie présente. En même temps j’étais plus ancré dans le réel sous l’effet de la lumière vers laquelle j’étais désormais orienté. Le présent et l’avenir jouaient ensemble, se renforçant l’un l’autre, sans m’entraîner vers une spiritualité évanescente. J’ai fini par comprendre plus tard que cela était possible parce que j’avais été mis, malgré moi, dans la barque de la grande passeuse, dans la barque de la mort.
Une nouvelle gestation
La barque était en train de devenir une matrice pour une nouvelle gestation. Mon être se transformait comme s’il était tout entier revivifié par un grand Souffle intérieur. J’ose dire, sans trop de prétention, que je me nourris désormais de lumière. Elle est aussi indispensable que le pain, le vin, la viande et les fruits. Ce n’est pas seulement mon expérience, c’est aussi celle de beaucoup d’autres, qui ont abandonné la peur de la mort pour donner plus de place à la Vie. Grâce à la mort elle-même, je participe à ma propre gestation pour être à même de m’ancrer dans l’éternité. Pour moi, cela n’est pas exceptionnel : c’est le destin auquel chaque homme est appelé.
Produire des graines d’éternité
J’ai besoin maintenant de me délier de certaines contraintes de la vie. Je veux avoir le temps d’écrire. L’écriture est comme la mort, elle est matrice de vie, pour envelopper des graines d’éternité. Il me faut ainsi poursuivre mon cheminement, dans la barque du passage.
J’attends désormais le grand jour de ma naissance
Un jour, je ne sais dans combien de temps, comme chaque homme, je quitterai mon enveloppe charnelle, pour donner naissance à un être nouveau, à la manière du papillon qui s’extirpe de la chenille. L’avenir reste encore mystérieux mais, pour moi, il baigne déjà dans la lumière.
Etienne Duval