Miro,, L'éveil au petit jour
Vide, dans la pensée chinoise, et espace intermédiaire
Il existe une étrange parenté entre le Vide de la pensée chinoise et l’espace intermédiaire lui-même au point qu’ils semblent jaillir de la même intuition. Pour le montrer je m'appuierai sur le livre de François Cheng, intitulé « Vide et plein » et publié dans la collection Essais des éditions Points.
A l’origine était le vide
Au début était le Vide et sans lui rien ne fut. Il était le Rien, mais le Rien n’est pas rien. Le Vide est à la fois cet état suprême de l’Origine et l’élément central dans le rouage du monde des choses. Comme le dit Chuang-tzu, le Vide, la quiétude, le détachement, l’insipidité, le silence, le non-agir sont le niveau de l’équilibre de l’univers, la perfection de la Voie et de la Vertu. Avec la naissance du Vide, c’est l’espace qui accède à l’existence, non seulement espace visuel mais aussi espace sonore. Et dans l’espace sonore, les sons eux-mêmes parviennent à se dépasser et à accéder à une sorte de résonance par-delà les résonances.
Du Vide procède le souffle de la vie
C’est du Vide qu’émerge la Vie. La Vie est d’abord souffle primordial et du souffle primordial naissent tous les autres souffles vitaux qui s’organisent en réseau. Pour comprendre l’union du Vide et de la Vie, essayons d’imaginer le monde comme une grande Vallée. Celle-ci est creuse, et, dirait-on, vide, pourtant elle fait pousser et nourrit toutes choses ; et portant toutes choses en son sein, elle les contient sans jamais se laisser déborder et tarir. Chuang-Tsu a une formule à la fois plus précise et plus concise : La Grande Vallée est le lieu où l’on verse sans jamais remplir et où l’on puise sans jamais épuiser.
Le Vide permet la transmutation
Le Vide non seulement sépare les choses pour leur permettre d’exister mais, en les unissant et en les séparant il favorise leur constante transmutation. Au départ il agit entre le Ciel et la Terre et entre l’Espace et le Temps, mais ensuite il poursuit son action transformatrice jusque dans les interstices qui séparent les éléments les plus minuscules de l’Univers. Ainsi, une fois de plus, le Vide qui réside à la fois au sein de l’Origine et au cœur de toutes choses est le garant du bon fonctionnement de la vie dans le cadre du Temps-Espace. Dans la mesure où le Temps vivant n’est autre qu’une actualisation de l’Espace vital, le Vide constitue une sorte de régulateur qui transforme chaque étape de la vie vécue en un espace animé par les souffles vitaux, condition indispensable pour préserver la chance d’une vraie plénitude.
La peinture est une pratique sacrée
Inscrit, à une place privilégiée, au sein de l’Univers, l’homme va tenter de faire apparaître le mystère qui s’offre à lui, en pratiquant la peinture. Exprimant, à travers la représentation de paysages grandioses ou mystiques, le mystère même de l’univers et du désir humain, les artistes des Cinq-Dynasties (907-960) inaugurent la grande tradition du paysage qui deviendra, on le sait, le courant majeur de la peinture chinoise.
Dans cette action sacrée, le papier lui-même représente le Vide et la peinture, comme le Souffle de la Vie, émane du Vide lui-même.
L’association du plein et du vide
Pour le peintre, le trait résume l’essentiel de son travail ; c’est à travers lui qu’il essaie de faire passer la Vie tout entière. Le Trait n’est pas une ligne sans relief ni un simple contour des formes ; il vise, nous l’avons dit, à capter le li « ligne interne » des choses, ainsi que les souffles qui les animent. Il est à la fois le Souffle, le Yin-Yang, le Ciel-Terre, les Dix-mille êtres, tout en prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme. Ainsi un jeu s’établit constamment entre le Vide et le Plein. Le Plein n’apparaît que si le Vide est là. Pour T’ang I-Fen, la montagne lorsqu’elle est trop pleine, il faut la rendre « vide » avec la brume et la fumée ; lorsqu’elle est trop « vide », la rendre « pleine » en ajoutant pavillons et terrasses. Mais, dans le trait déjà, le Vide joue à tout moment avec le Plein.
En jouant entre le Vide et le Plein, le peintre exprime ses états d’âme
Il ne s’agit pas seulement de représenter le monde mais de recréer un univers né à la fois du Souffle primordial et de l’esprit du peintre. C’est ainsi qu’en prêtant tant d’attention aux nuances d’un paysage soumis au changement de saisons, le peintre exprime ses propres états d’âme. SHIH-T’AO en vient à mettre en scène l’âme et le rythme à travers la Mer et la Montagne. La Mer possède le déferlement immense, la Montagne possède le recel latent. La Mer engloutit et vomit, la Montagne se prosterne et s’incline. La Mer peut manifester une âme, la Montagne peut véhiculer un rythme.
La peinture est elle-même Création
L’âme, qui est aussi souffle, a une puissance de création ; déjà à travers la peinture, elle va permettre de conduire le monde vers son accomplissement. La peinture ne se présente pas comme une simple description du spectacle de la Création : elle est elle-même Création, microcosme dont l’essence et le fonctionnement sont identiques à ceux du macrocosme. Ainsi l’homme lui-même s’inscrit comme acteur décisif dans le devenir du monde. « Le Ciel donne, la Terre reçoit et fait croître, l’Homme accomplit » ; et dans le Chung-Yung « Le livre du Juste Milieu », « seul l’homme, parfaitement en accord avec lui-même, parfaitement sincère, peut aller au bout de sa Nature… Aller au bout de la Nature des êtres et des choses, c’est se joindre en Troisième à l’action créatrice et transformatrice du Ciel et de la Terre ».
L’homme tend vers le Vide pur pour laisser jaillir le Souffle
L’homme finira par s’absorber dans l’œuvre, car là est pour lui le véritable dépassement, là est la participation au parachèvement de la Création. Ainsi, il prend place au cœur du Vide primordial d’où jaillit le Souffle fondamental de la Vie qui va l’envelopper de toute part. Le Vide pur, voilà l’état suprême auquel tend tout artiste. C’est seulement lorsqu’il l’appréhende d’abord dans son cœur qu’il peut y parvenir. Comme dans l’illumination du Ch’an (Zen), soudain, il s’abîme dans le Vide éclaté (WANG YU).
La pensée chinoise sur le Vide fournit à l’espace intermédiaire les bases théoriques qui lui manquaient
Je crois pouvoir dire que le vide, évoqué ici, n’est rien d’autre que ce que nous appelons « l'espace intermédiaire ». Or la poésie contribue à faire de l’homme non seulement un être qui accomplit la création, mais elle lui permet également de trouver sa place au cœur de l’Univers, là où le Vide pur est le Lieu de jaillissement du Souffle primordial de la Vie. La théorie ici ne choisit pas entre la création et la contemplation de l’Eveil ; elle les unit indissolublement, en laissant sa place au Mystère qui relie connaissance et inconnaissance. Ce faisant, elle révèle à l’espace intermédiaire sa double dimension, en partie ignorée ; il n’est pas simplement le lieu de la création, il est aussi celui de la contemplation du Mystère, et de l’Eveil. Ainsi, la théorie chinoise du Vide et du Plein fournit à l’espace intermédiaire les bases théoriques qui lui manquaient.
Etienne Duval