Au commencement il n’y avait que le Aina, le souffle de vie.
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Comment le mythe et le conte, au sein d’un café philosophique, peuvent renvoyer au souffle primordial de la Vie
Je voudrais faire part ici de l’expérience d’un café philosophique. Il est né en 1998, à Lyon, au centre de la Croix-Rousse et il continue aujourd’hui son parcours dans le troisième arrondissement. La méthode consiste à partir d’un texte pour susciter la parole et développer la réflexion. Mais une telle manière de procéder est particulière : elle utilise des contes et des mythes non seulement comme point de départ de la discussion mais aussi comme trame de la réflexion elle-même.
Raconter une histoire pour susciter le désir de connaître
Il convient au départ de ramener l’auditeur ou le participant à la dimension de l’enfance ; tout homme, quel que soit son âge, porte en lui un enfant, qui a tout l’avenir devant lui. Par derrière le lecteur, cet enfant imagine aisément la figure de sa mère, de sa grand-mère ou de son grand-père. Il devient attentif lorsqu’on lui dit : « Il y avait un arbre qui était plus vieux que le monde. Chaque année, quel que soit le temps, il exhibait des fruits magnifiques. Mais, on savait, depuis toujours, qu’une de ses deux branches portait des fruits empoisonnés. Or, aujourd’hui encore, personne ne sait où est la bonne branche et personne n’ose goûter les fruits magnifiques qu’il porte ». Ensuite l’auditeur est invité à quitter l’Inde pour pénétrer en Egypte : « Ré est le grand dieu tout puissant. Isis, pourtant, voudrait entrer en rapport d’intimité avec lui mais elle pense qu’il est trop parfait ; il ne communique avec personne. Il lui manque le manque pour faire vivre le désir et donner une place à l’autre… ». L’esprit des enfants que nous sommes se positionne en situation d’éveil sous le jeu des questions : comment parvenir à savoir quelle est la bonne branche de l’arbre ? Comment Isis va-t-elle introduire le manque chez le dieu tout-puissant ? L’auditeur est captivé. Son désir de connaître sort progressivement de son endormissement.
De l’écoute au développement de l’intelligence
L’oreille finit par s’ouvrir. Jusqu’ici nous ne savions pas qu’elle était fermée. Dans les Mille et Une nuits, le grand roi Chariyâr, trompé honteusement par la reine, prend une femme, chaque nuit, pour son plaisir, mais la fait exécuter dès le matin venu. Une telle situation est insupportable. Shahrazade, la fille du grand vizir, entre en action : elle veut devenir la femme du roi, contre l’avis de son père. Le roi étonné accepte sa proposition. La nuit, elle lui raconte des contes lorsque les ébats de l’amour sont achevés et que le premier sommeil touche à sa fin. Mais, au moment où l’aube arrive, sa dernière histoire n’est pas terminée. Le roi est obligé de remettre son exécution au lendemain pour connaître la suite. Et ainsi, de fil en aiguille, mille et une nuits se passent jusqu’au moment où Shahrazade raconte sa dernière histoire. Le roi, enfermé en lui-même, a appris à écouter l’autre. Il a réussi finalement à lui faire une place. Son horizon s’est élargi à tel point que la parole de la femme elle-même est devenue plus crédible. Aiguillonné par sa curiosité, il finit par comprendre que tous ses maux et ceux du royaume viennent de ce qu’il n’écoute pas la parole de la femme. Dans sa méprise, il pensait qu’il n’y avait qu’une seule parole, celle de l’homme. Et maintenant, avec le développement de son intelligence, il devient évident qu’il existe deux paroles : celle de l’homme et celle de la femme. Si la parole de la femme n’est pas entendue, c’est sa mort qui est décrétée à plus ou moins long terme.
De l’image particulière à l’universel de la connaissance
Le conte et le mythe ne proposent pas des vérités toutes faites. Ils suivent le mouvement de l’intelligence qui va du corps à l’esprit, de l’image au concept plus abstrait. L’arbre représente la vie avec ses racines, ses branches et ses fruits, et le serpent pourra évoquer une forme d’intelligence, la violence qui provoque la mort ou le mensonge lui-même. Il est impossible de penser sans images et sans la présence du corps. Dans l’écriture par exemple, chaque lettre évoque la tête, les poumons, la colonne vertébrale, les jambes ou les bras… Un jeu s’établit ainsi entre l’image particulière et la connaissance théorique, entre le corps et la dimension spirituelle de l’homme, si bien que l’intelligence est amenée à voir le particulier concret dans son rapport avec l’universel de l’esprit. Autrement dit, le conte et le mythe, provoquant le jeu de l’image particulière et de l’universel, du corporel et du spirituel, nous introduisent dans la dimension symbolique où tous les éléments interagissent les uns avec les autres dans une sorte de relativité universelle.
La naissance de la parole
Au café philosophique, nous sommes ainsi amenés à interpréter, c’est-à-dire à expliciter le jeu entre l’image particulière et l’universel, entre le corps et l’esprit. La parole est d’abord une parole d’interprétation. Elle est suscitée par l’écoute du groupe et par les questions de l’animateur ou des autres participants. Mais là encore, pour éviter la dispersion et l’imprécision, un autre jeu doit s’établir entre la parole et le texte ou, si l’on veut, entre la parole et l’écriture. C’est pourquoi, selon le déroulement de l’action et le sens évoqué, le texte est divisé en parties que nous analysons successivement. Si un individu ou même le groupe, dans son ensemble, s’égare, il appartient à l’animateur de renvoyer chacun à la précision du texte pour faciliter la gestation d’une parole plus juste.
La renaissance du groupe
L’expérience de plusieurs années montre que la parole, dans le cadre de l’analyse du mythe et du conte, fait renaître le groupe. En 1984, avec d’autres, j’avais mis en place un groupe de la parole comme il en existait beaucoup à cette époque. Ce groupe existe encore aujourd’hui ; il a naturellement évolué et a vu passer des participants de multiples nationalités : chinois, algériens, marocains, iraniens, du Moyen Orient, de Wallis et Foutouna… Jusqu’ici il a constitué un laboratoire pour le café philosophique, créé en 1998. Au départ, chacun a raconté sa vie et le groupe a ainsi donné naissance à des récits extraordinaires. Mais petit à petit ce groupe a tourné en rond parce que la source des récits s’est épuisée. Alors, sous l’effet d’inspirations diverses, nous avons eu l’idée de recourir aux contes et aux mythes. C’est à cette occasion qu’un miracle s’est produit : le groupe qui tournait en rond a fini par renaître à l’occasion de chaque séance. Et il en va de même, aujourd’hui encore, aussi bien dans le groupe de la parole qu’à l’intérieur du café philosophique. Récemment, au sein du café philosophique, nous avons pris quelque distance par rapport aux mythes et aux contes, pour introduire des éléments de la réalité. Assez rapidement des questions se sont posées et une partie du public a boudé les séances de réflexion. Il a suffi de reprendre la simplicité du fonctionnement antérieur pour faire revenir les absents.
L’émergence des sujets
Le sujet est un homme qui ose prendre la parole dans le groupe humain où il se trouve. En fait l’expérience déjà longue du café philosophique permet de préciser qu’il ne suffit pas de parler pour être sujet. Il faut d’abord écouter pour offrir une place à l’autre. C’est par le jeu de l’écoute et de la parole que les individus peuvent se positionner les uns en face des autres, se confronter et se reconnaître au point de devenir des sujets à part entière. A un moment donné, certains voulaient utiliser le café pour faire passer un message. D’autres avaient une parole toute faite, validée par le niveau de leur formation ou de leur profession. En opérant ainsi ils s’écartaient du champ de la parole, car ils marginalisaient les petits et les sans grade et utilisaient le groupe à leur propre profit. Bien plus ils empêchaient la naissance des sujets qui n’avaient plus leur place pour se poser et s’exposer. Le grand dieu Dionysos, pourtant sorti de la cuisse de Jupiter, a eu comme précepteur, Silène, un être ordinaire et très modeste, qui avait le sens de l’humilité. Pour un dieu comme pour un homme, il est impossible d’être soi-même si l’on n’est pas à l’écoute de tous et donc aussi et surtout de ceux qui apparaissent comme les plus petits. Aucune parole n’est insignifiante si l’on accepte de quitter son propre point de vue pour s’ouvrir au point de vue de celui qui parle.
La découverte du processus de la vie, qui est un processus de symbolisation
Dans l’arbre, la vie est un élan qui va de bas en haut, poussant parfois, chaque jour, des racines jusqu’à la cime, des centaines de litres de sève pour faire croître le tronc et faire naître les branches, les feuilles, le fleurs et les fruits. Et lorsque le travail est apparemment achevé, l’élan se renouvelle en revenant aux racines pour remonter vers le sommet des branches. La vie ainsi s’amuse dans des jeux multiples, n’oubliant aucun élément et respectant les différentes étapes nécessaires à la croissance. Or c’est ce même processus que produisent à un autre niveau, dans le cadre du café philosophique, les mythes et les contes. Ils font revenir au passé pour trouver l’énergie qui va permettre de construire l’avenir. Ils commencent par donner une place au tronc de la solidarité émanant du groupe. Dans l’élan qu’ils provoquent, ils font cheminer dans les branches diversifiées de la culture depuis son origine jusqu’à maintenant et puis, grâce à la respiration des sous-cultures naissantes, symbolisées en partie par les feuilles, ils donnent naissance aux fleurs de la parole pour aboutir à des fruits multiples, qui ne sont autres que les sujets en perpétuelle gestation. D’un côté comme de l’autre, la vie apparaît comme un immense chantier de symbolisation. Les fruits ne sont rien sans les racines, le tronc, les branches, les feuilles et les fleurs. Ainsi les sujets ne sont rien sans les cultures anciennes dont ils sont issus, sans les groupes qui les ont portés, sans la parole qui les a mis en éveil. Et, pourtant, comme des dieux, ils en arrivent à transcender, au moins en partie, le monde qui les a fait naître.
Au commencement était le souffle de la vie
Nous sommes ainsi renvoyés, au grand souffle initial de la Vie. Il est un fondement essentiel que nous avons oublié au profit de l’Être ou de la Parole. C’est lui qui nous porte encore aujourd’hui dans toutes nos actions si elles s’inscrivent dans des processus de symbolisation. L’expérience du café philosophique montre que sa force créatrice est présente dans les mythes et les contes. Ces derniers sont comme des semences qu’il faut répandre sur de bonnes terres pour entrer dans le jeu qui fait progresser l’humanité et pour faire naître de véritables sujets créateurs.
Etienne Duval