Echo et Narcisse par Nicolas POUSSIN (c. 1650) © Musée du Louvre, Paris
Le traumatisme du jeune Maghrébin et sa difficulté à se reconnaître Français
Depuis de nombreuses années, je m’interroge sur la difficulté du jeune Maghrébin à s’intégrer dans la société française. Or un événement récent vient de m’ouvrir les yeux.
Un livre de Sami Kdhir : Sursis sans frontières
L’événement dont je veux parler est la parution d’un livre aux éditions Edilivre, écrit par un jeune de 28 ans, qui a pu monter sa petite entreprise, après avoir obtenu un Master en Droit et Commerce international. Son père est originaire de Tunisie et sa mère est d’origine française. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette double origine élargit le champ de vision de Sami et l’amène à repérer, à travers la fiction, des phénomènes et des situations que les autres ne voient pas. Et bien que Belgacem, le personnage principal du livre, soit d’origine tunisienne, c’est l’expérience de tous les Magrébins, qu’ils viennent du Maroc ou encore de l’Algérie, qui est ici mise en relief. Et j‘ai même tendance à penser que les jeunes originaires d’Algérie sont plus particulièrement visés, parce que, chez eux, pour des raisons historiques, les problèmes se manifestent avec une acuité renforcée.
La dérive de Belgacem
Très rapidement, Belgacem s’adonne à la drogue et devient le numéro deux d’un groupe de dealers, dans la région lyonnaise, passant, pour ses affaires, de Vénissieux à Vaulx-en-Velin, puis à Rillieux. Alors que ses parents étaient bergers au bled, lui est enfermé dans un système mafieux, construit comme une toile d’araignée, qui l’amène à se faire de l’argent illégalement. Parfois, il se prend pour un héros, jouant avec les policiers qui cherchent à mettre la main sur lui, sans arriver à le coincer vraiment. Chaque nuit, sa mère tremble, car elle sait qu’au cours de ces heures sombres, il risque sa vie et sa liberté. De son côté, sans être dupe, le père reste muet mais son regard est désapprobateur. Parce que les oreilles de son fils sont fermées, il parle avec les yeux et Belgacem supporte de moins en moins la présence d’une conscience sur laquelle il n’a aucune prise.
Le détour par le Mexique
Et pourtant cette conscience parvient à déchirer une partie de la cuirasse. Notre héros n’est pas entièrement mauvais ; il sait qu’il tisse de jour en jour le filet de la contradiction qui l’asservit et, alors qu’il est encore temps, il cherche vainement à résister. Ce sont les événements qui vont l’amener à trouver une porte de sortie. Les policiers finissent par le cerner : au cours d’une nuit, l’étau est prêt à se refermer sur lui comme il est prêt à se refermer sur tous les membres de sa bande. Jouant d’astuces, il alerte sa petite sœur, qui remplit à toute vitesse un sac de vêtements, y insérant son passeport et une grosse liasse de billets dissimulés dans une armoire. Alors que les policiers frappent à la porte de l’appartement, elle jette le sac par la fenêtre. Belgacem le recueille, et, après bien des péripéties, s’envole pour le Mexique. Il fallait qu’il se dégage d’un environnement qui finissait par l’intoxiquer complètement.
Au Mexique, Belgacem découvre qu’il est Français
Avec la prise de distance, sa vie se révèle sous son véritable jour. Jusqu’ici il ne savait pas qui il était. Or les Mexicains lui renvoient sa filiation française. Il se pensait tunisien, maghrébin, mais l’autre français qui pourtant habitait en lui était rejeté. Aussi était-il condamné à vivre dans un monde sans altérité. C’était son drame : il ne savait pas que l’autre fait partie de soi et qu’il constitue, pour une part, son identité. Ce fut une grande révélation. L’autre Mexicain venait de lui renvoyer la bouée de l’Autre français et lui signifiait qu’il n’avait pas à avoir peur : sa destinée était en France. Belgacem recevait un des messages les plus importants de sa vie, message qu’il était appelé à partager avec ceux qui continuaient à s’égarer dans bon nombre de banlieues françaises.
L’idée d’un traumatisme révélé par le mythe de Narcisse
En réalité, pourquoi le jeune Maghrébin doit-il passer par l’étranger pour découvrir sa voie ? L’hypothèse que je formule est la suivante : à travers l’étranger, il retrouve l’altérité, en partie détruite dans son univers intérieur. Pour le montrer, je vais faire un détour, non pas en passant par un pays extérieur, mais en faisant appel au mythe de Narcisse.
Narcisse tourne en rond. Il est incapable de tisser une relation de désir avec une fille ou même un garçon. Finalement il croit pouvoir s’aimer soi-même, mais il n’y a pas d’autre en lui. Il est renvoyé à sa propre image. Or l’image ne fait pas partie du soi ; elle l’enferme dans l’illusion qui le conduit à la mort. Le rôle du mythe consiste à rechercher la cause d’un tel dysfonctionnement, qui procède par une série de dédoublements sans pouvoir atteindre l’autre recherché sans succès. Très discrètement, au début du récit, il fait apparaître un traumatisme dès la conception de l’enfant : son père, le dieu-fleuve, appelé Céphise, a emporté sa mère, la Nymphe bleue, Liriopé, dans des tourbillons incessants et a fini par la violer.
Or, il en va un peu de même pour le jeune Maghrébin, et plus particulièrement pour celui qui est originaire d’Algérie. Il porte en lui le traumatisme de la guerre de libération.
Le difficile rapport à l’autre (français)
Dans le mythe, l’autre intérieur de Narcisse a été détruit à la racine : c’est en tout cas ce que veut faire entendre le récit. Il devient dès lors difficile d’entretenir des rapports d’altérité avec l’entourage. Chez le jeune Maghrébin (surtout algérien), c’est la filiation française qui a été profondément meurtrie sinon rejetée. Comment dès lors construire un avenir en territoire français, comment surtout établir des rapports sains avec les Français d’origine lorsque le traumatisme intérieur les condamne à l’exclusion ? En ce domaine, le jeune est victime d’une histoire douloureuse qui le précède et il ne pourra s’en tirer sans prendre conscience du mécanisme qu’elle engendre, au point de rendre son insertion très difficile. Il lui faudra alors retrouver sinon « réinventer » sa filiation française, comme a pu le faire Belgacem au Mexique, pour tisser des liens beaucoup plus sereins avec son entourage.
En Algérie même, les conséquences de la guerre ont été désastreuses, car l’autre (français) n’était plus là et le pays a fini par tourner en rond jusqu’au point d’amener ses enfants à s’entredétruire. Un certain nombre d’Algériens lucides ont fini par le reconnaître. Sans doute l’attitude suicidaire de l’OAS a-t-elle contribué à aggraver encore une situation déjà dramatique.
La drogue comme symptôme
Souvent les mythes portent dans « leurs sacs » des découvertes, qui nous surprennent encore aujourd’hui. Ainsi le mythe de Narcisse établit un lien entre la destruction de l’altérité qui permet d’être en rapport avec l’autre, et les effets de la drogue elle-même. En effet, le nom de Narcisse lui-même vient du mot grec « narkê », qui veut dire engourdissement. Et le sang de notre anti-héros, qui s’écoule sur le sol, donne naissance à un narcisse blanc à corolle rouge, qui pourrait être l’emblème même de toutes les drogues ; elles finissent par détruire le rapport à l’autre et enfermer sur eux-mêmes, dans un état suicidaire, ceux qui en font un usage désordonné.
Dans son livre, Sami Kdhir, décrit avec beaucoup de détails l’effet désastreux du recours à la drogue et de son commerce illicite dans les banlieues françaises. Nous y voyons l’origine de nombreux maux qui affectent les populations locales. Mais après avoir fait le détour par le mythe, nous pensons que la drogue pourrait être le symptôme d’une situation où l’autre intérieur a été fortement meurtri sinon détruit, au point de faire tourner les individus dans une ronde dont ils n’arrivent pas à sortir.
La nécessité de retrouver l’autre en soi
Tout cela signifie qu’il n’y a pas de solution, pour le jeune Maghrébin, s’il ne retrouve pas l’autre français caché en lui. C’est sur cet autre qu’il peut bâtir un avenir plus serein en France sans renoncer à ses origines. Mais il appartient aussi au jeune Français d’origine d’accepter une forme de filiation maghrébine, qui lui est offerte gratuitement aujourd’hui. Lui aussi doit offrir une place à l’autre en soi. Les deux mouvements sont liés et doivent conduire à la construction d’une France plus ouverte aux autres cultures.
Etienne Duval
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