Le père et l'enfant prodigue par Rembrandt
Caïn et l’histoire de l’humanité
Le récit de Caïn et Abel est un mythe qui veut nous faire comprendre comment l’homme se construit au fur et à mesure de son évolution. Il n’est pas là pour nous culpabiliser mais, attirant notre attention sur des faux pas possibles, il montre comment l’homme peut retrouver sa voie à partir de ses égarements eux-mêmes. Ici, c’est le problème de la violence qui est posé. Il y a, en l’homme, une force de séparation, corrélée avec le désir, qui peut devenir violence destructrice et conduire au meurtre si elle n’est pas intégrée. Son rôle consiste à construire des espaces intermédiaires pour que la vie puisse fonctionner et se développer. Grâce à elle, c’est, en particulier, l’espace de l’écoute qui va s’ouvrir entre moi et l’autre pour donner naissance à la parole. Le récit de Caïn et Abel nous montre le cheminement chaotique de l’homme pour passer d’une violence destructrice à l’écoute de l’autre et à la parole.
Le texte de Caïn et Abel
L'homme connut Eve, sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn
Et elle dit : "J'ai acquis un homme de par Yahvé".
Elle donna aussi le jour à Abel, frère de Caïn.
Or Abel devint pasteur de petit bétail
Et Caïn cultivait le sol.
Le temps passa et il advint que Caïn présenta
Des produits du sol en offrande à Yahvé,
Et qu'Abel, de son côté, offrit des premiers nés de son troupeau
Et même leur graisse.
Or Yahvé agréa Abel et son offrande.
Mais il n'agréa pas Caïn et son offrande
Et Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu.
Yahvé dit à Caïn : "Pourquoi es-tu irrité
Et pourquoi ton visage est-il abattu ?
Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ?
Mais si tu n'es pas bien disposé, le péché n'est-il pas à la porte,
Une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer ?"
Cependant Caïn dit à son frère Abel : "Allons dehors".
Et, comme ils étaient en pleine campagne,
Caïn se jeta sur son frère et le tua.
Yahvé dit à Caïn : "Où est ton frère Abel ?"
Il répondit : "Je ne sais pas.
Suis-je le gardien de mon frère ?"
Yahvé reprit : "Qu'as-tu fait ?
Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol.
Maintenant, sois maudit et chassé du sol fertile,
Qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère.
Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit :
Tu seras un errant parcourant la terre."
Alors Caïn dit à Yahvé : "Ma peine est trop lourde à porter.
Vois ! Tu me bannis aujourd'hui du sol fertile,
Je devrai me cacher loin de ta face
Et je serai un errant parcourant la terre :
Mais le premier venu me tuera !"
Yahvé lui répondit : "Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn,
On le vengera sept fois" et Yahvé mit un signe sur Caïn,
Afin que le premier venu ne le frappât point.
Caïn se retira de la présence de Yahvé
Et séjourna au pays de Nod, à l'orient d'Eden.
(Bible de Jérusalem, Genèse, 4, 1-16)
Caïn ou la figure de l’homme coupable
D’emblée, l’homme est un être coupable. Cela ne signifie aucunement qu’il soit condamnable. Mais, à tout moment, il peut se tromper de route. Son cheminement n’est pas défini d’avance. N’étant pas fini, il doit construire son avenir à travers des choix, qui s’imposent à lui, à la croisée des chemins, mais la voie à prendre n’est pas évidente ; elle suppose chaque fois une invention, une place faite au hasard et au risque. Sans doute, chaque expérience engendre-t-elle une nouvelle lumière pour les étapes suivantes. On ne devient un bon alpiniste qu’après de nombreuses courses en montagne, qui construisent les réflexes nécessaires. Et, pour les chemins les plus difficiles, il faut des expériences renouvelées et une prise de risques importante que seuls peuvent assumer les plus initiés et les plus courageux, ouvrant ainsi la voie à d’autres moins bien formés.
Caïn est au début de sa vie ; on dit même qu’il est au début de l’histoire humaine. Or il est confronté à l’un des problèmes les plus difficiles que doivent affronter les hommes, celui de la violence qu’il faut apprendre à intégrer sous peine de mort. Bon gré, mal gré, il doit ouvrir un chemin pour tous les autres hommes : d’emblée il est coupable (susceptible de commettre la faute) car il court le risque de se tromper. Cette forme de culpabilité est inscrite dans sa nature ; aussi ne doit-elle pas nous effrayer.
L’absence de séparations
Caïn, le premier-né, n’est pas encore dans l’être. Bien loin d’être sujet, il est tout entier dans l’avoir, comme le signifie son nom « acquérir ». En cela, il reproduit l’attitude de sa mère, qui « l’a acquis… ». On peut dire qu’elle ne l’a pas encore vraiment mis au monde. Adam n’a pas joué son rôle ; il n’a pas coupé le cordon ombilical et Caïn n’est pas séparé de sa mère. Il n’est pas non plus séparé du sol, réplique de la mère. Pour lui, aucune séparation n’est faite, ni avec son frère, ni avec ses produits, ni entre le dedans et le dehors, ni entre la violence et le désir. Autrement dit, il est encore dans la confusion des origines. Abel fonctionne comme une sorte de miroir pour révéler l’absence de séparations et la confusion qui contrarient son aîné. Lui, au moins, est à distance de la mère et du sol. Il sait ce qu’est la violence puisqu’il doit donner la mort à ses chèvres et à ses agneaux pour en faire une nourriture. Aussi n’est-il pas attaché à ses produits. Il est toujours dans l’entre-deux, qui offre un espace à la vie.
La toute-puissance
Etroitement relié à sa mère, Caïn participe à sa toute-puissance. Le texte attire l’attention sur Caïn pour souligner le chemin qui lui reste à parcourir, mais elle-même n’a pas encore trouvé sa place. Elle semble écarter Adam pour rester liée à Dieu, comme s’il était son conjoint et donc le véritable père de son fils : "J'ai acquis un homme de par Yahvé". De son mari imaginaire, elle reçoit la toute-puissance qu’elle communique à Caïn. Or la toute-puissance est l’ennemie de la vie. Dans le Nouveau Testament, Jésus est mis à l’épreuve. Le « diable » le met en face des trois toutes-puissances principales : la toute-puissance économique (le pain), la toute-puissance politique (les royaumes) et la toute-puissance spirituelle (qui en vient à éprouver Dieu Lui-même). Il ne peut montrer le chemin de la vie qu’en renonçant à ces toutes-puissances.
Il en va de même pour Caïn. Aussi lui impose-t-il une épreuve, comme il l'impose à son frère Abel. Il leur demande de sacrifier (ce que sous-entend le texte) une partie de leurs produits pour en faire une offrande ; il veut ainsi les amener eux aussi à renoncer à la toute-puissance. Or Abel réussit le passage et Caïn, trop attaché à ses récoltes, est acculé à l’échec. « Or Yahvé agréa Abel et son offrande. Mais il n'agréa pas Caïn et son offrande. Et Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu. » La bible grecque de la Septante souligne sa mauvaise disposition. Le Seigneur lui dit : « Si tu as bien fait de m’apporter des offrandes, en les choisissant mal n’as-tu pas péché ? » (Genèse 4, 7).
La violence non intégrée et le meurtre d’Abel
En même temps dans la confusion et la toute-puissance, Caïn n’arrive pas à intégrer sa propre violence. « Une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer ?" Il faudrait du jeu entre la violence faite pour séparer et le désir qui doit rapprocher de l’autre. Le jeu n’existe pas et la violence se retourne contre le désir et contre l’autre. Désormais, l’écoute qui s’ouvre entre le dedans et le dehors n’est plus possible. Le dehors s’empare de tout l’espace. « Caïn dit à son frère Abel : « Allons dehors » ». Abel n’a plus de dedans : il est mis à la porte de la vie. « Et, comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère et le tua ».
L’intégration de la violence et son retournement
Progressivement la prise de conscience se met en mouvement. Caïn isolé ne sait plus où il en est. Une parole intérieure faisant une place à l’Autre finit cependant par prendre naissance. Abel se retrouve dans le face à face. C’est son sang qui se met à crier du sol. En le répandant, Caïn a joué le jeu de la décréation. Le Seigneur avait pris un peu de terre pour façonner l’homme : Caïn a pris l’homme pour le détruire en refoulant sa vie dans la terre dont il était issu. Mais la parole d’Abel en arrive à ressortir du sol où elle avait été bannie. C’est ainsi qu’apparaît la trajectoire de la violence meurtrière et son retournement dans la conscience, avec le jeu de la culpabilité. La prise de conscience de la violence finit par provoquer son intégration et par ouvrir l’espace de l’écoute et de la parole salvatrice.
La mise en place des séparations
Dieu lui-même en vient à jouer le jeu de la violence pour permettre à Caïn d’en découvrir le sens. Il le pousse à se séparer de sa mère, du sol, de la communauté. Et maintenant, c’est à lui de poursuivre le mouvement que l’auteur de la vie vient d’impulser en son être intime. En dépit de l’arrachement qu’il ressent, il découvre le jeu nouveau que ces séparations lui procurent. Il devient « un errant parcourant la terre », ouvrant ainsi des espaces de relations entre des hommes et des femmes qui ne se connaissent pas. Désormais sa vocation est de jouer le rôle de tiers pour donner sa place à l’écoute et à la parole, et permettre ainsi de dépasser les conflits. Chacun sans doute se demande quels conflits il peut y avoir entre des hommes qui n’existent pas encore. Mais, en raisonnant ainsi, c’est oublier que le mythe ne relate pas des faits concrets à une époque préhistorique mais qu’il est une structure qui traverse le temps. Caïn est un être intemporel qui existait hier et continue à exister aujourd’hui. Il est parmi les hommes que nous côtoyons et s’incarne encore en chacun d’entre nous. C’est bien pourquoi il jette une lumière sur tous nos comportements.
L’interdit du meurtre
Parce qu’il a tué, Caïn a pris conscience de sa violence et l’a intégrée. Il sait les dérives meurtrières qu’elle peut provoquer lorsqu’elle est ignorée et laissée à l’abandon. Désormais il porte en lui l’interdit du meurtre parce qu’il en connaît les conséquences désastreuses. Aussi lorsqu’il dit sa crainte d’être tué, Dieu lui fait comprendre qu’il est lui-même, désormais, un rempart contre le déchaînement de la violence destructrice. « Mais le premier venu me tuera !" Yahvé lui répondit : "Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois" et Yahvé mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point ». Si on détruit le rempart que représente Caïn, promis au rôle de tiers, l’humanité court un risque mortel. Et le Coran lui-même, dans la sourate sur Caïn et Abel, en donne l’explication : « C'est pourquoi Nous édictâmes, à l'intention des Fils d'Israël, que tuer une âme non coupable du meurtre d'une autre âme ou de dégât sur la terre, c'est comme d'avoir tué l'humanité entière; et que faire vivre une âme c'est comme de faire vivre l'humanité entière » (verset 32). Caïn est devenu un homme véritable. Si on le tue ce sont tous les hommes qui sont menacés.
Caïn, le meurtrier, est devenu un sauveur de l’humanité
Caïn est un sauveur parce qu’il ouvre une voie essentielle de l’humanité. Il nous avertit que la violence est en nous comme une force qui nous constitue. Si nous la rejetons ou si nous l’ignorons, elle peut nous détruire. Mais si nous l’intégrons, elle ouvre des espaces de séparation indispensables au développement et à la multiplication de la vie. Elle contribue ainsi à faire de nous des sujets et des êtres créateurs.
Cet article n’est pas simplement le fruit d’une réflexion personnelle, il est aussi, pour une bonne part, le résultat d’un travail collectif, dans un café philosophique et un groupe de la parole.
Etienne Duval