Une mondialisation prométhéenne, mais la Russie constitue un cas particulier
Il suffit de lire le mythe de Prométhée pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans le monde. La mondialisation s’effectue selon le modèle prométhéen. Et pourtant, en dépit des apparences, la Russie évolue selon un mode beaucoup plus archaïque, qui en fait une mère dévorant ses enfants.
Le mythe de Prométhée
Prométhée est l’ancêtre de l’homme avec sa figure paternelle et masculine. Il insiste sur la connaissance et le faire et s’enferme ainsi dans la toute-puissance. En ce sens, le mythe constitue une version assez proche du récit de la chute dans la bible, qui est également un mythe, mais apparemment postérieur. Ici, pour simplifier, nous sommes en face de deux arbres, celui de la toute-puissance, dont il faut éviter de manger les fruits, et celui du partage, qui est l’arbre de vie.
Prométhée ne veut pas manquer et cherche à s’appuyer uniquement sur lui-même. En somme, il ne fait aucune place à l’autre, A Zeus lui-même qui est le Grand Autre, et, en particulier, à la femme, qui est son autre le plus proche. Refoulée, elle va revenir sous la forme de Pandore, c’est-à-dire la femme idéale, qui va introduire le désordre parce qu’elle échappe complètement à la réalité.
Comme Prométhée veut échapper au manque, Zeus invente pour lui la pédagogie du sacrifice, qui est effectivement un apprentissage du manque. Notre homme frondeur fait alors semblant d’obéir mais trompe le maître de la création, en accédant au mensonge. Désormais, c’en est trop. Zeus lui enlève le feu, l’énergie qui soutient sa toute-puissance, pour cuire les aliments et transformer certains éléments matériels. Aussi, après le mensonge, Prométhée n’hésite pas à voler. Il s’en va au palais de Zeus et vole le feu sacré. Zeus se sent offensé. C’est à ce moment qu’il va créer le personnage de Pandore, porteuse de tous les malheurs, enfermés dans une magnifique boîte à cadeaux. Epiméthée, celui qui voit après, frère de Prométhée qui voit avant, se laisse prendre aux apparences et ouvre la porte à toutes les souffrances de la terre.
Prométhée, lui-même, reste enfermé dans sa toute-puissance, qui l’asservit complètement, au point qu’on le dit enchaîné à un rocher du Caucase avec un aigle qui lui mange le foie. Dans une telle situation, seul un tiers peut le sauver. Ce sera Héraclès, qui le déliera de son rocher et tuera le rapace qui le ronge de l’intérieur.
Mais la véritable libération viendra de l’alliance entre l’homme et la femme. L’homme résoudra son problème en acceptant le manque de l’autre et en particulier celui de la femme. On nous parle de la bague que chacun porte au doigt, avec une pierre précieuse, qui serait le rappel du rocher du Caucase. Ainsi la souffrance passée constituerait comme un vaccin, source de résilience. Comme quoi la pensée des anciens avait déjà découvert, ce qui nous semble aujourd’hui des découvertes récentes.
Le développement actuel des idéologies prométhéennes
Depuis de nombreuses années ont sévi le nazisme de Hitler et le fascisme de Mussolini. Il a fallu des millions de morts pour les anéantir. Mais d’autres idéologies ont fini par les remplacer : le capitalisme, qui poursuit sa course déjà ancienne, le communisme soviétique et le communisme chinois, et plus récemment le « trumpisme », du nom de l’avant dernier président des Etats-Unis. En réalité, le régime chinois constitue un mixte de communisme et de capitalisme, sans oublier le taoïsme, qui balance entre le yin et le yang. En 1975, je suis allé en Chine, alors que Mao-Tsé-Toung était encore vivant. En réalité, j’ai été moins séduit par le communisme que par la culture chinoise, qui en était le soubassement.
La constitution de blocs rivaux
Autour des grandes idéologies prométhéennes finissent par se constituer de grands blocs rivaux. Il faut y ajouter les Etats-Unis, l’Inde et la Russie. Chacun se dispute les influences pour arriver si possible à dominer le monde dans son ensemble. Pour le moment, une telle construction est loin d’être harmonieuse : elle donne naissance à des guerres dans différentes parties du monde.
La naissance de dictateurs sans scrupules
Prométhée finit par se démultiplier ; Kim–Jong–Un, Poutine, Erdogan, Bolsonaro et surtout Xi-Jinping… Il y en a d’autres en gestation, surtout en Afrique. En réalité, l’Afrique elle-même est pillée par les grandes puissances qui viennent à son secours pour remplacer la France et, en particulier, la Chine, la Russie et, sans aucun doute, les Etats-Unis. En échange de leurs services réels ou supposés, ils puisent ici les matières premières dont ils ont besoin.
En fait, Poutine et la Russie n’obéissent pas au modèle prométhéen ; ils nous renvoient au Sphinx et à la mère dévoratrice
Poutine est un cas à part. Il voudrait faire renaître de ses cendres le cadavre impérial. En ce sens, il se place dans un espace infra humain, décrit par un mythe apparemment antérieur à celui de Prométhée. Il s’agit du mythe d’Œdipe et Antigone. Sans s’en rendre compte, il a pris la figure du Sphinx et de la mère dévoratrice. Pour entrer en humanité, il faut dépasser le stade de la mère dévoratrice. C’est là le sens de la question du Sphinx, qui est la question même de l’homme. Le cadavre impérial n’est plus une mère capable d’enfanter. Elle ne peut que dévorer ses enfants, comme le fait Poutine avec la guerre d’Ukraine. Il est en train de sacrifier les enfants des mères russes, en en faisant vulgairement de la chair à canon. Prométhée éduque les hommes alors que Poutine les sacrifie. Nous sommes en face d’une idéologie extrêmement dangereuse parce qu’elle détruit la civilisation et l’homme lui-même. C’est pourquoi il faut la combattre avant qu’elle ne fasse de plus grands dégâts.
Dans le mouvement de mondialisation, l’Europe pourrait servir le rôle de tiers
Le monde s’est engagé dans un développement prométhéen. Il pourrait courir à la catastrophe comme Prométhée lui-même, attaché à son rocher. Seul, un tiers, en la personne d’Héraclès, a pu le libérer. Il se pourrait donc que l’Europe, accompagnée d’autres démocraties, soit susceptible de jouer ce rôle de tiers, dans la situation actuelle. A condition de s’engager réellement dans le partage, y compris dans le partage entre l’homme et la femme, ce qui suppose une meilleure répartition des rôles entre les deux et donc une sérieuse promotion féminine.
Mais pour le moment, il s’agit de s’opposer à l’idéologie de Poutine, qui commence à sacrifier les enfants de la Russie et ceux des pays voisins. Or le mythe nous oriente vers un exercice de l’intelligence plus que vers une lutte guerrière. Autrement dit il convient de provoquer chez Poutine et les citoyens qui le suivent une réelle prise de conscience en leur posant la question du Sphinx, c’est-à-dire la question de l’homme lui-même.
Etienne Duval
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