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Rien ne sert de parler avec Poutine si on ne commence par l’engendrer à l’écoute
Poutine n’entend pas. Il craint pourtant la parole des morts, portée par les femmes de soldats tués au combat. Pour conjurer les effets que pourrait provoquer un tel phénomène sur le peuple, il a récemment pris les devants, en invitant 15 de ces femmes soigneusement triées sur le volet, dans une de ses datchas. Pour lui, les maris perdus sur le champ de bataille sont des héros. Il n'en fallait pas plus pour réconforter leurs épouses. Là-dessus, une autre mère de soldat, qui n’avait pas été invitée, l’interpella :« Êtes-vous un homme ? Avez-vous assez de courage pour nous regarder dans les yeux lors d’une réunion avec des femmes qui n’ont pas été triées pour vous ? »
Drid le pécheur et le crâne qui parle
Cette histoire de l’Afrique noire fait justement parler les morts, au moins apparemment. Elle est reprise par Henri Gougaud, dans « L’arbre aux trésors » aux éditions du Seuil, sous le titre « La parole ».
Drid est un pécheur vigoureux, qui vient d’amarrer sa barque au bord du fleuve local et marche paisiblement en direction de la ville voisine. Tout à coup, son regard est attiré par un vieux crâne blanchi par le temps, Il est là au bord du chemin, comme s’il voulait interpeller les passants. Alors, intrigué, le pécheur le prend et lui demande : « Crâne, pauvre crâne, qui t’a conduit ici ? » A sa grande surprise, le crâne lui répond : « la parole ». Notre homme est effrayé comme s’il avait réveillé un mort. Alors, il reprend : « Crâne, pauvre crâne, qui t’a conduit ici ? – La parole ».
Le prodige est trop important. Il faut aller voir le roi, qui habite dans l’agglomération voisine. Drid se précipite dans la salle à manger, où le souverain est en train de déguster un porcelet. Encore essoufflé, il annonce : « Sur votre territoire, il y a un crâne qui parle. » Fronçant les sourcils, le roi rétorque : « Mais tu es fou, mon pauvre Drid ». Et pourtant, comme chez Poutine, la parole des morts l’inquiète. Sans hésiter, il enfile son manteau et prend son sabre. Côte à côte, nos deux hommes se dirigent vers le crâne. Drid le prend et l’interpelle : « Le roi est avec moi, dis-lui pourquoi tu es là ». Le crâne reste muet, irrémédiablement muet. C’en est trop pour le puissant. Il prend son sabre et coupe la tête de Drid. Celle-ci rebondit et vient s’aligner à côté du crâne, qui, sans attendre, lui demande : « Pourquoi es-tu là ? – A cause de la parole ».
On peut guérir celui qui a perdu la tête en l’écoutant
Le conte nous parle avec des images saisissantes. Une des interprétations les plus pertinentes est de considérer le crâne comme celui a perdu la tête. Il a perdu la tête parce qu’il a perdu la parole, sortant ainsi du champ humain. Et s’il a perdu la parole, c’est parce que l’entourage, comme le roi lui-même, n’a pas voulu l’entendre.
En conséquence, il est possible de guérir celui qui a perdu la tête, en s’appliquant à l’écouter. En un sens, l’écoute fait partie de la parole et, en tout cas, il ne peut y avoir de parole sans écoute. C’est sans doute le message principal que veut nous faire entendre le conte africain.
La violence de Poutine manifeste qu’il a lui-même perdu la tête
Poutine est celui qui coupe les têtes à l’extérieur et coupe la parole à l’intérieur. Bien plus, il est, en même temps, le souverain et le crâne du conte africain, victime et persécuteur. Tout entier enfermé dans la violence produite et la violence subie. En un sens, il aurait doublement perdu la tête et, du coup, il aurait instauré un système où la violence est reine et où la parole n’a plus vraiment sa place. C’est ainsi que la violence elle-même devient ou peut devenir la source du droit. Finalement la guerre entre deux pays devient une guerre de civilisation, qui engage l’avenir du monde.
Il est urgent de l’écouter pour le guérir et faire surgir un monde de la parole
Ecouter, c’est ouvrir l’espace de l’autre chez son interlocuteur, en le soumettant au doute et à la question. C’est provoquer le surgissement d’un sujet qui a droit à la parole. Ecouter devient un acte de création. Ecouter Poutine, c’est lui redonner sa vraie place dans le monde d’aujourd’hui, non pas celle qu’il voulait confisquer par la violence mais celle que la parole finit par attribuer à chacun. En fait, il est probable que la place qu’il s’est donnée n’est pas sa vraie place et que la Russie finira par trouver d’autres guides pour la conduire dans le vrai monde de la parole.
Etienne Duval
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