Le sens de la vie, présent dans la parole dès l’origine, est le partage
La parole dit le sens pour que l’action soit créatrice. Sans l’action qu’elle doit informer, la parole tourne sur elle-même et devient stérile. Marx avait bien compris cette interaction en parlant de praxis. Pour lui, la parole est liée à un faire. Et le sens du faire est inscrit dans la parole dès qu’elle se manifeste.
Le sens commence par la séparation
Le sens a pour fonction essentielle de sortir de la confusion. Si nous exposons un bel objet sur un meuble, il faut commencer par l’écarter de tout ce qu’il entoure. Ainsi nous lui donnons une individualité qui le fait rayonner de beauté dans son environnement. La beauté joue avec le sens, comme avec une alliée inséparable. Et pourtant la beauté a paradoxalement besoin de la séparation pour être inséparable du sens.
Les grandes séparations dans le mythe de la création
Dans la Bible, le créateur, comme un grand artiste, commence par séparer les éléments en les appelant par leur nom : la lumière et les ténèbres, le jour et la nuit, le matin et le soir, le ciel et la terre, la terre et la mer. Dès l’origine, la parole commençante, impliquée par le nom, porte en son sein le plus intime, la séparation comme une dimension essentielle du sens.
Le récit du déluge évoque la restauration des grandes séparations
Dans le récit grec du déluge, Zeus constate de ses propres yeux que la confusion s’est installée sur la terre. Les différences sont annulées entre la vérité et le mensonge, la vie et la mort, le mari et sa femme, Dieu et les êtres humains. Les hôtes massacrent leurs invités en plein sommeil, les enfants attendent avec impatience la mort de leurs parents pour bénéficier de l’héritage, les femmes empoisonnent leurs maris. On en vient même à offrir à Zeus un Molosse sorti de sa prison pour le faire cuire, avec l’idée que sera ensuite sacrifié le maître du ciel et des enfers. C’est alors que le roi Lycaon est transformé en loup. Et, au sein de l’assemblée des dieux, Zeus décide de provoquer un grand déluge pour purifier la terre et rétablir les grandes séparations disparues, notamment entre la vie et la mort et entre les générations elles-mêmes. A la fin, il ne reste plus que Deucalion, et Pyrrha, sa femme, tous deux « honnêtes, justes et pieux ». C’est à partir d’eux que la terre va pouvoir être repeuplée. Ils doivent jeter, derrière eux, les os de la grand-mère, c’est-à-dire les pierres. Les pierres jetées par Deucalion deviennent des hommes et celles jetées par Pyrrha deviennent des femmes. Ainsi la vie, séparée de la mort, est aussi fécondée par elle et un espace nouveau est rétabli entre les générations (passé et avenir).
La séparation précède le partage
Les Africains racontent qu’il y avait autrefois un village sans nom. Il avait été construit par les meilleurs artisans de la région, mais lorsque la construction fut achevée, on avait oublié de le nommer. Il était là comme un amas de maisons, sans personnalité aucune. En somme, il n’existait pas vraiment. Aussi était-il triste, et même menaçant pour les voyageurs qui le traversaient ; il n’y avait aucune pension réconfortante pour les accueillir. Et, en fait, les femmes n’arrivaient pas à avoir d’enfant.
Pourtant, un jour, une jeune femme sentit monter en elle une gaîté intérieure et partit, en quête d’aventure, dans la forêt voisine. Elle se mit à chanter. Un oiseau lui répondit. Intriguée, elle s’approcha et demanda à l’oiseau chanteur : « Peux-tu me donner ton nom ? – Et que veux-tu faire de mon nom ? – Je voudrais le révéler aux habitants de mon village pour qu’ils viennent chanter avec toi. – Mais dis-moi : quel est le nom de ton village ? - Il n’a pas de nom. – Eh bien, découvre le mien. » Vexée, la femme ramasse une pierre sur le sol et la tire en direction de l’animal moqueur. Il tombe sur le sol sans vie. Désarçonnée, elle le prend dans ses mains pour le réchauffer et le couvre de baisers pour lui redonner vie. Mais il faut se rendre à l’évidence : l’oiseau est bien mort. Aussitôt, la femme court voir son mari. « Tu viens de tuer un oiseau marabout, un Laro, lui dit-il, et sa mort porte malheur. Sans attendre, l’un et l’autre vont voir le chef du village. Il décide de faire de grandes funérailles pour apaiser l’âme de l’oiseau.
Six mois plus tard, la femme porte un enfant dans son ventre. On lui fait une fête et chacun lui demande ce qui lui ferait plaisir. « Je voudrais, dit-elle, qu’on donne à notre village le nom de l’oiseau mort, le nom de Laro ».
Un très bel enfant finit par naître et toutes les femmes du village sont enceintes.
On venait de séparer la mort et la vie si bien que le partage pouvait se faire entre elles : il appartenait alors à la mort, désormais présente grâce au nom de Laro, de féconder la vie. En même temps, le partage pouvait aussi se développer entre toutes les femmes et tous les hommes, puisque l’agglomération portait un nom, qui la distinguait de tous les autres villages. (Conte africain, Henri Gougaud, L’arbre aux trésors, Ed. Du Seuil)
La parole elle-même est partage
Non seulement la parole dit que le sens de la vie est partage, mais elle est elle-même partage dans sa structure même. En effet, elle est dialogue, c’est-à-dire partage du logos (parole). Le sens qu’elle porte s’enrichit sans cesse dans les échanges qu’elle provoque. Et, de ce fait, c’est l’action elle-même qui s’enrichira avec elle dans sa propre créativité. L’ambition de la démocratie est alors de donner la parole à chacun, pour que la création, dans la cité ou dans le pays, prenne davantage d’ampleur. De ce fait, il appartient aux principaux responsables, non pas de s’accaparer la parole mais de la donner si bien que leur attitude principale devrait être l’écoute.
Le partage produit la multiplication, et le développement de la vie
Dans l’Evangile, pour faire comprendre l’importance du partage, Jésus avait opéré la multiplication des pains et des poissons. Il ne s’agissait pourtant pas, en l’occurrence, de faire un miracle pour accréditer une parole, mais de montrer que le partage lui-même produisait des miracles par son effet multiplicateur. En partageant, c’est-à-dire en divisant, je multiplie. C’est là l’effet de la vie elle-même. Dans « L’évolution créatrice », Bergson écrit (p. 90) : « Un simple coup d’œil jeté sur le développement d’un embryon lui eût pourtant montré que la vie s’y prend tout autrement. Elle ne procède pas par association et addition d’éléments mais par dissociation et dédoublement ». L’évolution elle-même ne promeut la permanence et le développement de la vie que parce qu’elle est l’effet d’un partage entre la vie et la mort.
Etienne Duval ²²²²²²