L’âme, une réalité perdue, qu’il faut, à tout prix, inventer à nouveau, pour repenser l’homme
L’homme est actuellement en perte de repères et trouve difficilement sa place dans le monde contemporaini. Il semble qu’il lui manque aujourd’hui un concept traditionnel qu’il a beaucoup utilisé dans le passé, mais qu’il a fini par abandonner parce que le problème était mal posé. Je veux parler de la notion de l’âme, ce souffle intérieur qui lui permet d’exister dans la vie de tous les jours.
La dualité « âme/corps » et le blocage de la pensée et de la vie
Comme les plus anciens l’ont appris au catéchisme de leurs premières années, au moins dans le monde chrétien, il apparaissait évident autrefois que l’être humain était composé d’un corps et d’une âme. Mais, à l’usage, une telle dualité nous empêchait de vivre l’homme dans son unité et le condamnait finalement à marcher à côté de son corps. Constamment l’ombre de son âme perturbait toute son existence.
L’unité dans la dualité, un principe libérateur
Pendant sept ans, j’ai pu suivre les cours d’un grand professeur de philosophie, qui était lui-même un très bon philosophe. Il s’appelait Yves Jolif. Or, il avait une clef magique qui semblait ouvrir toutes les portes. Il prétendait qu’il fallait penser l’unité dans la dualité. Habituellement il tenait sa clef cachée, mais, de temps en temps, par honnêteté intellectuelle, il nous livrait son secret. Je me souviens qu’au premier instant je ne parvenais pas à imaginer qu’un principe aussi simple pouvait donner tant de clarté et d’éclat à sa pensée. Aussi, enfoncés dans la profondeur de leurs réflexions, les métaphysiciens, qui avaient durement peiné pour atteindre les fondements de la pensée, n’arrivaient pas à se convertir à autant de simplicité. Et pourtant c’est là que j’ai appris ce qu’était la bienveillance intellectuelle. Il ne s’agissait pas de partir de la vérité pour juger une réflexion, quelle qu’elle fût. Il était préférable de la faire apparaître progressivement. Car elle n’était pas au départ mais au bout du chemin.
L’âme au cœur du sujet
Notre professeur de philosophie avait donc compris qu’il fallait sortir la réflexion de la dualité, qui l’empêchait d’atteindre la réalité. Il fallait penser, en même temps, l’unité et la dualité, c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà exprimé, penser l’unité dans la dualité. Or, chez l’homme, le corps ne s’oppose pas à l’âme. Il est en opposition avec l’esprit. Et l’âme elle-même établit une relation entre les deux et devient ainsi principe d’unité, au lieu de s’enfermer dans une fausse opposition et donc dans la dualité. Nous sommes alors dans une triade, âme-corps-esprit, qui constitue le sujet. Ainsi, en sauvant l’âme, comme principe d’unité, nous sauvons aussi le sujet lui-même. Bien plus, en retrouvant sa place, l’âme finit par servir de support à toute la dialectique humaine.
C’est grâce à l’âme que peut être pensé le rapport entre le ciel et la terre
Le ciel et la terre sont un peu la réplique de l’esprit et du corps. Aussi l’âme qui réunit l’esprit et le corps permet de penser le rapport entre le ciel et la terre. Dès lors, il devient impossible de vivre sur terre sans faire référence au ciel. Le ciel apparaît comme l’ailleurs ou l’horizon de la terre. Qu’il le veuille ou non, l’homme ne peut atteindre son destin et réaliser sa vocation en ignorant le ciel, qui reste enveloppé de mystère. Bien que, par définition, il ne peut connaître le mystère, il ne peut pas, pour autant, le rayer de son existence. Il lui faut donc provisoirement apprendre à marcher à cloche-pied, comme l’avait fait Jacob lui-même dans l’Ancien Testament. C’est lorsqu’il aura intégré le mystère, c’est-à-dire la non- connaissance, qu’il retrouvera son équilibre.
La vie se présente comme un grand jeu
La vie se manifeste comme un véritable conte de fée. Elle tisse l’existence de chacun en s’amusant. On pourrait penser qu’elle navigue dans l’insouciance. Et pourtant, en ce qui la concerne, le jeu est ce qu’il y a de plus sérieux : jeu entre la raison et l’imaginaire, entre le yin et le yang, le vide et le plein et finalement entre la vie et la mort.
Le jeu nécessaire entre la raison et l’imaginaire
Un conte chinois, « Sur l’aile du papillon » met en scène deux personnages, Cheng et Lao. Cheng était un très grand médecin, fort réputé dans le pays tout entier. Lao était un pauvre paysan, que la misère avait visité sans jamais lui laisser un moindre espace de répit. Finalement, il sombra dans la folie, s’imaginant à la tête d’une grande propriété, avec de nombreux domestiques voués à son service. Tous ses voisins s’en accommodèrent, voyant qu’il était passé dans un autre monde. Pourtant, le fameux médecin voulut rendre à la raison le pauvre fou, perdu dans ses rêves. Pendant 8 jours, il pénétra dans l’esprit de Lao au point de le libérer de sa bienheureuse folie. Après un an de paradis, Lao se demanda quelle faute il avait pu commettre pour se voir à nouveau condamné à l’enfer. Livré au désespoir, il finit par se pendre. Le lendemain, son fils porta plainte auprès du juge de district.
Cheng apprit alors qu’il était folie de bloquer le jeu entre la raison et le rêve de l’imaginaire.
La rencontre avec la pensée chinoise du yin et du yang
La pensée chinoise est profondément marquée par le jeu entre le yin et le yang, c’est-à-dire le féminin et le masculin, l’ouverture à l’autre et l’affirmation de soi.
Je suis allé en Chine en 1975. Il était évident que j’allais faire connaissance avec un communisme réaménagé. Or, en fait, c’est la pensée chinoise que j’ai découverte. Toutes les expériences nouvelles, dans l’école, l’industrie, la santé, les communes populaires, étaient marquées du sceau du taoïsme. Mao Tsé Toung lui-même, quelles que fussent les critiques émises à son encontre, avait le sens du balancement entre le yin et le yang.
Le vide et le plein
François Cheng, lui-même d’origine chinoise, a beaucoup réfléchi sur le jeu entre le vide et le plein. Et, à ce niveau, il donne des conseils aux peintres, qui veulent s’engager dans la voie de la création. Je lui laisse la parole.
Car, dans l’optique chinoise, le Vide n’est pas, comme on pourrait le supposer, quelque chose de vague et d’inexistant, mais un élément éminemment dynamique et agissant (Vide et plein, p. 45).
Dans l’ordre du réel, le Vide a une représentation concrète : la vallée. Celle-ci est creuse, et, dirait-on, vide, pourtant elle fait pousser et nourrit toutes choses ; et portant toutes choses en son sein, elle les contient sans jamais se laisser déborder et tarir (Vide et plein p. 56).
La Grande Vallée est le lieu où l’on verse sans jamais remplir et où l’on puise sans jamais épuiser (Chuang-Tsu p. 57).
La montagne lorsqu’elle est trop pleine, il faut la rendre « vide » avec la brume et la fumée ; lorsqu’elle est trop « vide », la rendre « pleine » en ajoutant pavillons et terrasses (T’ang I-fen, p. 86).
« Le Ciel donne, la Terre reçoit et fait croître, l’Homme accomplit » ; et dans le Chung-Yung « Le livre du Juste Milieu » : « Seul l’homme, parfaitement en accord avec lui-même, parfaitement sincère, peut aller au bout de sa Nature… Aller au bout de la Nature des êtres et des choses, c’est se joindre en Troisième à l’action créatrice et transformatrice du Ciel et de la Terre » (Vide et plein, p.145).
Le jeu de la vie et de la mort chez Socrate
Socrate a été condamné à mort. Il doit boire la ciguë. Accepter de le faire n’est-ce pas accepter le suicide ? En ce moment solennel, il discute avec ses disciples et notamment avec Simmias et Cébès, comme le raconte « Le Phédon ». Or, pour lui, l’âme humaine est l’intermédiaire qui permet le jeu entre la mort et la vie. Il y a donc en elle quelque chose de divin, qui la rend immortelle. Aussi va-t-il jouer sa mort comme il a joué sa vie jusqu’ici. En acceptant le poison, il veut affirmer devant les hommes l’immortalité de l’âme, son être le plus profond.
Bien plus, en agissant ainsi, il met sa vie dans la balance pour soutenir l’existence de l’âme elle-même.
La fécondation de l’âme
Jusqu’ici beaucoup d’hommes et de femmes ont témoigné de la présence dans le monde d’un souffle créateur, qu’ils désignent par le mot Esprit ou la Ruah : Teilhard de Chardin et Bergson, de nombreux soufis, de grands mystiques comme Jean de la croix, Thérèse d’Avila, Thérèse de Lisieux et finalement les premiers Chrétiens et les Juifs eux-mêmes. Chacun peut en faire aussi l’expérience en des moments privilégiés de sa vie. Or je pense que l’Esprit vient féconder l’âme humaine pour transformer les êtres humains en êtres divins. C’est mon option personnelle et je laisse tous les autres hommes ou femmes, libres de leurs choix intérieurs. Etienne Duval