
Enterrement du Christ par Karl Heinrich Bloch
LA MORT DE JEAN-NICOLAS
La mort fait partie de la vie. Nous la côtoyons chaque jour. Mais parfois, elle nous touche de plus près. C’est le cas pour celle de Jean-Nicolas, décédé, il y a quelques jours seulement. A son enterrement, j’ai dû dire un petit mot que je vous soumets, espérant rejoindre un peu ce qu’il y a de très personnel et d’universel en chacun d’entre nous.
L’hospitalité de la table, et aussi l’hospitalité de la parole et de l’intelligence
Je voudrais saluer toute la famille de Jean-Nicolas, ses deux filles, Anne et Claire qu’il aimait tant, ses petits-enfants qu’il adorait, Monique, la mère des enfants et bien sûr Claire, qui a accompagné Jean-Nicolas, depuis plus de 20 ans et pendant toute la durée éprouvante de sa maladie, ainsi que ses deux enfants venus spécialement des Etats-Unis. J’y ajoute tous ses amis et ceux qui l’ont connu et qui sont ici aujourd’hui. Ce serait bien, si, pour être à l’unisson, avec lui, nous pouvions être dans l’hospitalité. L’hospitalité, c’est l’essence même de notre humanité, c’est même la charité dans ce qu’elle a de plus concret ; j’accueille l’autre qui m’accueille à son tour. Jean-Nicolas avait toute la chaleur de l’hospitalité, l’hospitalité de la table, et aussi l’hospitalité de la parole et de l’intelligence.
Nous étions nés dans un même souffle qui nous dépassait
Si je suis là, à vous parler, c’est parce qu’il y avait entre nous une grande complicité. Nous étions nés dans le même souffle qui nous dépassait : nous voulions aller vers Dieu mais en passant par l’homme. C’était notre chemin à nous, un chemin essentiel, mais aussi un chemin parmi d’autres. Je pense que l’un et l’autre, avec des trajectoires différentes, nous avons essayé d’y être fidèles. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à Angers dans le même noviciat dominicain pendant une année et, pendant trois ans, nous avons étudié ensemble la philosophie à La Tourette (Couvent Le Corbusier d’Eveux).
L’éloignement et les retrouvailles
Au terme de ces quatre ans, sans rien renoncer du souffle qui nous animait, il a voulu prendre une autre voie, ce qui était tout à fait son droit. La promotion de l’homme était toujours dans sa visée. Il a été responsable des ressources humaines dans des entreprises importantes, il a aussi beaucoup travaillé sur la médiation pour réparer certaines déchirures de la société. Mais, pendant de nombreuses années, nous nous sommes perdus de vue
Et puis, en 2007, je travaille quelques semaines au sein d’une ONG où je rencontre Monique. C’est elle qui va m’aider à rétablir le lien perdu avec Jean-Nicolas.
Un groupe de la parole pour mieux comprendre l’homme
J’animais alors avec d’autres un groupe de la parole, créé en 1984. C’est ici que nous avons découvert la force de la parole en nous intéressant aux mythes et aux contes. Le groupe renaissait à chaque séance. C’est ainsi que nous avons vu arriver de nombreuses personnes de culture, de nationalité et de religion différentes. Jean-Nicolas et Claire ont vite trouvé leur place. A certains moments même, Jean-Nicolas nous a un peu secoués : il voulait que nous nous intéressions de plus près aux transformations de l’homme sous l’effet du numérique, des algorithmes et des nouvelles découvertes biologiques : pendant cinq séances, Harari, l’auteur d’Homo deus, est devenu notre maître. Mais nous avons cheminé avec Jean-Nicolas sur bien d’autres sujets : il était toujours présent, vigilant, stimulant. Récemment, nous avons passé plusieurs réunions à réfléchir sur le mystère d’Œdipe dans le théâtre grec. Mais sa maladie l’a empêché d’être présent jusqu’au bout.
Jean-Nicolas nous quitte mais j’ai le sentiment très vif qu’il est vivant
Je l’ai alors suivi de plus près et j’ai pu constater l’aide que lui apportait Claire dans sa souffrance. Nous avons continué à réfléchir, à prier ensemble. Il s’intéressait beaucoup à l’Esprit Saint. Le souffle qui nous avait réuni au départ s’intensifiait à nouveau pour un autre voyage. Dans la nuit de mercredi à jeudi dernier, j’ai très mal dormi. Dans la matinée de jeudi il nous a quittés. Claire m’a dit que son visage était pacifié et j’ai personnellement ressenti une grande paix intérieure. J’ai eu alors la certitude qu’il avait bien fait son passage et je me suis dit : « Jean-Nicolas est bien mort et pourtant il est vivant ».
Le retour au personnage d’Abraham, l’homme de l’hospitalité
Le parcours de Jean-Nicolas me fait penser à un personnage fascinant, qui fait partie de nos racines spirituelles, mais que nous avons un peu oublié : je veux parler d’Abraham. Abraham, c’est l’homme de l’hospitalité, guidé par un souffle qui le dépasse. Un jour trois hommes se présentent devant sa maison. Il les installe à l’ombre d’un grand arbre, leur offre de l’eau pour se laver les pieds. Sarah, sa femme, confectionne des galettes qu’elle met au four. Et lui s’en va à son troupeau pour choisir un veau bien tendre que ses serviteurs préparent pour le repas des invités. Or le texte nous fait comprendre que, derrière les invités, c’est Dieu Lui-même qui se profile. Il emploie même, en ce qui les concerne, le terme de Yahvé. Lorsque je suis dans l’hospitalité, en m’intéressant à l’homme, c’est Dieu lui-même que je reçois.
Il y a un autre texte que vous connaissez sans doute. C’est celui du sacrifice d’Abraham. Abraham adore son jeune fils Isaac, qui a une dizaine d’années. Or, une tradition religieuse de l’époque demande qu’on sacrifie l’aîné de la famille. Abraham pense que c’est Dieu Lui-même qui lui demande ce sacrifice. Pleurant intérieurement il emmène son fils sur la montagne. Isaac s’inquiète : « Je vois bien le feu et le bois pour le sacrifice, mais où est l’agneau qui doit être sacrifié ? » Abraham ne sait trop que répondre car il est certain que l’agneau c’est Isaac lui-même. Alors il botte en touche : « L’agneau, c’est Dieu qui y pourvoira ». Arrivé sur la montagne, il dresse la table du sacrifice et installe Isaac dessus. Le pire est en train d’arriver. Dieu ne peut pourtant pas tuer un enfant. Abraham prend quand même son couteau et l’élève au-dessus d’Isaac, mais son bras est arrêté au moment où il voit un bélier qui s’est pris les cornes dans un buisson. Il reconnaît alors l’image du faux dieu qui l’a martyrisé jusqu’ici. Et c’est ce faux dieu tout-puissant qu’il sacrifie à la place d’Isaac. Il comprend maintenant que le vrai Dieu ne peut pas vouloir la mort d’un enfant. Décidément il faut se débarrasser des faux dieux pour libérer l’homme. Malgré lui, Abraham, en croyant obéir à Yahvé n’était plus dans l’hospitalité. Le Seigneur le ramène à la raison en transformant l’autel du sacrifice en table d’un repas qu’il va partager avec son fils, Isaac, et finalement avec le vrai Dieu Lui-même.
Etienne Duval
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