
Les fileuses de Velasquez
https://www.youtube.com/watch?v=Vwt71-P9l5k
La vie est une histoire à inventer
Chacun a son histoire. Mais, avant de pouvoir la raconter, il doit l’inventer. La vie, en effet, est le contraire du destin, car la vie a pour mission d’inventer la vie.
Je suis responsable de mon histoire
A un moment donné, je suis à un croisement de mon existence. La voie de gauche est celle du passé qui conduit à la répétition de ce qui a toujours été. La voie de droite est celle d’un avenir à construire, elle est celle de la vocation de chacun. Alors que la première est soumise à un destin, celle-ci ouvre à ce qui n’est pas encore pensé ni réalisé, elle est le lieu d’un élan inépuisable, toujours insatisfait des réalisations effectuées. Elle est la voie du désir, au sens noble du terme. Le plus simple consiste à prendre la voie de gauche parce qu’elle est la plus assurée : j’ai pour moi l’expérience des anciens, la méthode qu’ils ont mise au point, le capital qu’ils ont accumulé. Sans doute, alors, la raison est-elle de mon côté. Mais la raison n’est pas aussi claire que je peux l’imaginer : la véritable raison en effet dépasse la raison. Et si je veux inventer mon histoire, tout au long de ma vie, il est plus opportun de choisir la voie de droite, la voie du désir au sens fort du terme, qui conduit, en même temps, à la réalisation de soi-même et de l’autre.
C’est à moi de l’écrire
Il est tout à fait possible et même souhaitable de critiquer la Bible, car elle est souvent présentée sous forme d’interprétations qui vont à l’encontre du sens caché. Il en est ainsi de l’épisode sur les Tables de la Loi. On pense souvent que Moïse a brisé les Tables de la Loi écrites par Dieu parce que les hommes s’étaient éloignés du créateur en construisant un veau d’or. En fait, l’écriture de Dieu sur les Tables de la Loi et la confection d’un taureau d’or (et non d’un veau) obéissaient à la même logique : présenter Dieu sous la forme de la toute-puissance au point d’évacuer la place de l’homme et de l’amener finalement à vouloir être lui-même tout-puissant. Il fallait donc briser les premières Tables de la Loi et permettre à l’homme Moïse d’écrire à la place de Dieu pour laisser la possibilité et la liberté de l’interprétation. Et, réduire en poudre la toute-puissance du créateur, représentée sous la forme d’un taureau, pour éviter que l’homme n’en vienne à rechercher et finalement à adorer sa propre toute-puissance. Le Dieu sous-jacent n’est pas un Potentat : il vient à la rencontre des hommes et s’abaisse au lieu de s’élever pour sauvegarder l’espace d’un dialogue créateur qui ouvre sur un avenir à inventer. En exigeant que Moïse écrive sur les Tables de la Loi, il veut aussi que chaque homme écrive sa propre histoire.
L’héritage est un leurre qui peut faire tourner en rond
C’est le sujet d’un film brésilien, intitulé « Avril brisé ». Les hommes veulent à tout prix conserver le morceau de terre que leur ont livré les parents. Pour eux, la Terre qui m’a été léguée est sacrée et l’honneur de la famille lui est attachée. Si, par hasard, un autre veut la travailler pour assurer sa subsistance, il trahit l’Ecriture du Testament qui me l’a confiée, et mérite la mort parce qu’il s’attaque au code de l’honneur qui régit les relations entre les hommes. C’est ainsi que la vengeance engendre la vengeance et qu’en entrant dans la logique de l’œil pour œil, l’homme finit par perdre ses deux yeux, au point de ne plus savoir discerner le sens de sa vie. Pour faire marcher le moulin qui doit broyer la canne à sucre, les êtres humains tournent en rond et deviennent comme les bêtes qu’ils persécutent de leur fouet pour les faire avancer.
Les anciens peuvent bloquer mon avenir si je ne les reconnais pas
Je peux profiter de l’héritage des Anciens à condition de les reconnaître en retrouvant leur nom ou en leur donnant un nouveau nom. Une telle exigence est traitée par le conte des « Trois fileuses ». Un prince rencontre une mère avec sa fille. La fille est si belle qu’elle attire immédiatement son attention. Pour conforter l’amour naissant, la mère assure qu’elle peut filer la laine comme aucune autre prétendante. Entré à la maison, le prince est pressé de vérifier le talent de la jeune fille : il lui donne une grosse quantité de laine à filer. En fait, la pauvre fille n’a jamais travaillé de sa vie. Epouvantée par l’heure qui avance, elle se met à prier. Par je ne sais quel hasard, trois vieilles femmes descendent par la cheminée avec leur rouet. Le rouet tourne comme le moulin des cannes à sucre, mais le travail à faire est, pour elles, un jeu d’enfant. Emerveillé par le résultat, le prince, avant de se marier, veut encore s’assurer que la belle est capable de filer le fil de la vie : il augmente les quantités de laine. A chaque fois, le prince est ravi. Mais les trois fileuses n’ont pas dit leur dernier mot : elles veulent être invitées au mariage de la princesse et c’est pourquoi elles lui laissent leur nom. En fait, la jeune personne est si insouciante qu’elle oublie les noms, alors que le mariage est annoncé pour la fin de la semaine prochaine. Pour elle, son honneur est en jeu, les noces ne peuvent être célébrées sans la présence des trois fileuses. A bout de ressources, elle sombre dans la mélancolie. Le prince tente à tout prix de la faire rire. Il reste impuissant à dérider celle qui devrait être sa future épouse. Toutefois, un jour, alors qu’il revient de la chasse, il est arrêté par un orage qui l’oblige à s’abriter dans une vieille cabane. Il y a là trois femmes qui ont des nez si longs qu’elles ne peuvent s’asseoir autour d’une table sans que leurs appendices ne s’entrechoquent. Tout à coup, il entend leur nom : « Columba, Columbara, Columboun ». Lorsqu’il rentre à la maison, le prince raconte son histoire. Aussitôt, la princesse éclate de rire ; elle peut inviter par leur nom les trois fileuses. Il fallait, à tout prix, avant de s’engager dans un mariage qui allait transformer sa vie, qu’elle reconnaisse celles qui, par leur savoir-faire, lui avaient permis de conforter la confiance du prince. Si elles étaient restées sans visage et sans nom, le mariage entre le passé et l’avenir ne pouvait se faire.
Je ne peux inventer ma vie tant que je n’ai pas reçu l’autorisation d’un autre
Dans le film, « Avril brisé », le plus jeune fils d’une des deux familles en conflit va jouer un rôle essentiel pour sortir du cycle infernal de la vengeance. Mais ses parents ont oublié de lui donner un prénom. On l’appelle le môme. Aussi existe-t-il sans vraiment exister. Or, un jour, il rencontre les deux personnages principaux d’un cirque local, qui va lui permettre de décoller de terre. La jeune femme le séduit, tellement elle respire la vie, au point d’être d’une grande beauté. A sa grande surprise, elle lui offre un livre alors qu’il n’a pas appris à lire. Qu’à cela ne tienne, il déchiffre le sens de la Vie à travers les images. Alors, l’homme, qui est le parrain de la jeune femme, lui demande comment il s’appelle. Confus, il avoue que personne n’a pensé à lui donner un nom si bien qu’il est impuissant à inventer sa vie. « Eh bien, lui répond le jeune homme, tu es désormais mon filleul et je te donne le nom de Pacou. » Pacou évoque François, cet homme merveilleux qui aimait la vie et les oiseaux. Le môme, en recevant son nom, vient d’obtenir l’autorisation de changer le monde.
Libérer l’amour en ne l’enfermant plus dans la seule sexualité
En déchiffrant son livre, Pacou a découvert que les hommes avaient besoin d’une sirène pour libérer l’amour trop prisonnier de la sexualité. Or, pour lui, la sirène, c’est la femme du cirque : en le décrochant de la terre, elle libère l’amour lui-même. C’est un thème récurrent dans la littérature, les hommes imaginent la figure d’une femme vierge, comme la sirène, pour les sortir de la culpabilité qu’engendre la sexualité et donner ainsi toute sa place à l’amour sans doute dans la sexualité, mais aussi au-delà de la sexualité elle-même. Dans leurs mythes, les Egyptiens ont inventé la grande Isis, fécondée par le sexe manquant d’Osiris. Et, dans le christianisme, c’est la Vierge Marie, qui est mise en avant, au point qu’elle devient la figure de l’Eglise : au Moyen-Age, nombre de cathédrales prennent ainsi le nom de Notre-Dame.
C’est quand je deviens apte à donner ma vie pour d’autres que l’amour finit par triompher de la mort
Avec Pacou, dans le film, nous entrons au cœur du mystère. Il est le plus jeune mais il va donner la leçon aux anciens, devenus aveugles parce qu’ils sont prisonniers de la mort en étant enfermés dans la vengeance. Le livre et l’amour de la sirène lui ont ouvert les yeux. Il faut sortir d’un monde gouverné par la mort. Aussi prend-il les habits de son frère plus grand, désigné comme la future victime. Aveuglé, le sacrificateur lui donne la mort avec son fusil, au moment où lui-même, par amour, redonne la vie à son frère. Il y a un jeu entre la vie et la mort et le mystère finit par se révéler : il y a quelque chose d’éternel dans l’amour véritable car il est capable de trouver sa voie à à travers la mort au point de la terrasser et d’ouvrir ainsi l’espace de l’éternité.
Etienne Duval