
Le passage de l’arbre de la connaissance à l’arbre de vie
Les mythes peuvent être repris dans une perspective religieuse, mais il est aussi possible d’en saisir la portée anthropologique indépendamment du souci religieux. C’est, en tout cas, ce qui se passe pour le mythe de la chute proposé par la Bible. Ce mythe présente deux arbres : l’arbre de la connaissance et l’arbre de vie. Le premier évoque la situation de l’homo sapiens qui est appelé à se développer grâce à la connaissance. Par contre le second renvoie à une situation nouvelle où c’est l’homme en tant que sujet qui l’emporte et non plus simplement le savoir. Le savoir est un moyen au service de la construction de l’homme et alors l’arbre de la connaissance est intégré dans l’arbre de vie comme moyen et non comme fin. Très astucieusement la Bible attire l’attention sur le danger de croire que l’homme doit son salut à la connaissance, même si la connaissance reste une dimension essentielle du fonctionnement humain. Il y a un au-delà où l’homme doit intégrer la totalité de son être y compris le savoir et c’est la situation lorsqu’il accède à l’arbre de vie.
Ce n’est pas la connaissance qui sauve l’homme
Nous venons déjà de le souligner mais il me paraît important d’y insister à nouveau. Cela ne signifie pas qu’elle soit sans intérêt. Au contraire elle est un moyen important offert à l’homme pour accéder à ce qu’il est et à ce qu’est le monde présent dans son environnement. Mais elle n’est qu’un moyen. Il reste un au-delà et un chemin qui peut être encore long à parcourir. Car c’est la totalité de son être que l’homme doit reprendre pour l’assumer en tant que sujet. Or il y a bien d’autres dimensions que la connaissance : la création, la transformation du monde, l’amour… En fait nous arrivons aujourd’hui à un stade où nous ne pouvons plus nous contenter de la connaissance ou du savoir au risque d’entraîner la société dans une dangereuse dérive ; les possibilités de la connaissance sont considérablement augmentées par le numérique, les algorithmes et l’ouverture sur le code génétique si bien que des inégalités énormes vont s’installer entre les hommes selon leurs possibilités d’accès au savoir. Il devient nécessaire de penser l’homme selon une dimension beaucoup plus large que la connaissance pour permettre le développement de l’être soi. Les religieux insisteront alors sur l’ouverture au divin comme un parachèvement de l’humanisation de l’homme.
C’est en partie ce problème qui est évoqué par Yuval Noah Harari dans deux livres passionnants : « Sapiens, une brève histoire de l’humanité’ et « Homo deus ». Nous retiendrons de ses réflexions que l’homme accède à un nouveau stade très important dans son évolution.
Ce qui sauve l’homme, c’est de faire une place à l’autre
Assez paradoxalement l’homme est appelé à sortir de lui-même pour se retrouver dans sa totalité. Le mythe de Narcisse nous montre avec beaucoup d’a- propos comment l’enfermement sur soi est en fait une attitude suicidaire. Il devient nécessaire de faire un détour par l’autre pour accéder à soi-même. Autrement dit c’est dans le rapport à l’autre que l’homme devient réellement humain et qu’il accède à une forme d’absolu qui en fait un sujet à part entière. Et l’accomplissement d’une telle démarche se fera dans l’amour. Aussi le dépassement de l’homo sapiens est-il une invitation à une plus grande perfection de l’homme concret. C’est pourquoi l’attitude par rapport à l’étranger en général et par rapport au migrant en particulier devient aujourd’hui un enjeu fondamental pour chacun d’entre nous et pour l’humanité dans son ensemble.
L’importance désormais essentielle de la vocation
Comme nous avons pu le voir dans un blog précédent, la vocation ne s’adresse plus à une élite, elle est une seconde naissance qui concerne tous les hommes. Cela signifie que chacun est unique et qu’il a une place imprenable dans notre monde. Bien plus il ne peut accéder à cette place unique que s’il aide les autres à l’obtenir de leur côté. Désormais la relation est faite d’interactions et d’interrelations, qui supposent la construction de réseaux. Tout s’effectue alors dans la dynamique d’un jeu indéfini impulsé par ce qu’on appelle des espaces intermédiaires. En réalité la vocation est un appel à entrer dans le jeu au risque d’être marginalisé voire expulsé.
De nouveaux emplois qui émergent
Je vais raconter une expérience récente. Il y a moins d’une semaine, nous étions plusieurs à échanger sur la vocation. Une docteure en philosophie, qui, autrefois, donnait des cours à l’Université avoua à la surprise générale que sa vocation était d’être femme de ménage, au service de gens qui pouvaient avoir besoin de son aide. Une ancienne professeure de français renchérit dans le même sens. Aussi peu après je rencontre une auxiliaire de vie qui exerce depuis longtemps dans mon immeuble et je lui raconte cette histoire. Elle me dit : « Cela ne m’étonne pas, j’ai été moi-même professeure d’allemand ». Tout à coup ce que personne ne voyait vraiment apparaissait pour moi en pleine lumière : des emplois nouveaux étaient en train d’émerger et leur caractéristique commune était d’être au service des autres. C’est alors que m’est revenu à la mémoire un passage de l’Evangile : le Christ, que l’on peut considérer comme un maître en humanité, conseillait à ses disciples de ne pas chercher à commander aux autres mais de devenir les serviteurs de tous. Ayant travaillé comme sociologue dans un service du Ministère du Travail, je peux dire que nous savions, depuis longtemps, que les emplois de service à la personne allaient se multiplier. Et je suis étonné qu’aujourd’hui le gouvernement limite les crédits aux hôpitaux et aux centres médicaux au moment où il faudrait investir massivement dans ces secteurs.
Des ratages qu’il faut apprendre à réparer
Dans la nouvelle situation qui nous est offerte, il devient essentiel de naître une seconde fois en assumant sa vocation au service des autres, pour devenir soi-même. Or des symptômes graves manifestent que, pour certains, cette seconde naissance n’a pas eu lieu. Ils s’expriment par des malaises psychiques, par certaines formes de bipolarité qui semblent se multiplier. Très alertée la médecine en cherche la cause dans des dysfonctionnements personnels, oubliant la dimension sociale, qui pourrait en être à l’origine. Pendant ce temps, les familles concernées ne savent à quel dieu se vouer et souffrent en silence. Or il semble urgent de s’intéresser à l’impact que peut avoir le passage de l’arbre de la connaissance à l’arbre de vie sur le comportement et l’évolution des individus. Il pourrait alors devenir possible d’aider ceux qui ont pris du retard à faire un nouveau pas dans la vie pour entrer dans le nouveau jeu qui est proposé. Certains découvriront peut-être que le métier de femme de ménage, d’auxiliaire de vie ou d’infirmier, peut-être déconsidéré, a plus de sens que le métier rêvé de polytechnicien…
Etienne Duval