
Le difficile accouchement de l’espérance
Les parents doivent accoucher deux fois : à la naissance et lorsque l’enfant prend son élan dans la vie et qu’il doit voler de ses propres ailes. Dans le second cas, c’est l’accouchement de l’espérance qui est en cause. Or il se trouve que ce second accouchement n’est pas toujours facile. Pour illustrer mon propos je prendrai un cas concret en cherchant à en faire l’épure d’un cas plus général.
Raymond, Jacqueline et leur fils Bruno
Je connais Raymond et Jacqueline depuis plus de vingt ans. J’ai assisté à leur mariage avec la famille et quelques amis. Et puis Bruno est né, faisant la joie de ses parents. Il est beau, intelligent, sportif. Tout semble lui réussir et son avenir se dessine progressivement sous une forme brillante. Avec ses parents et ses maîtres, Bruno construit un château somptueux. Il est rieur et s’entoure d’amis. Dès sa naissance les fées semblent l’avoir placé sur une voie royale.
Les murs du beau château commencent à se fissurer à 18 ans
Or, à la fin de l’adolescence, au moment où Bruno doit commencer à prendre son envol, l’équipage commence à tanguer et à donner des signes inquiétants. Il va dans un sens puis dans un autre, s’élance à grande vitesse sur une portion de la route et puis se trouve brusquement bloqué. Les parents s’inquiètent, consultent, font confiance à un psychiatre puis à un autre et finissent par déchanter car les résultats promis se font attendre. Bruno s’affronte alors à la toute-puissance sous ses formes multiples : la sienne d’abord, la drogue, les médicaments, la psychiatrie, internet, les marchands de faux espoirs… Parfois il repart car il pense avoir trouvé la solution à ses problèmes mais l’enthousiasme passager cède au découragement.
L’épuisement des parents
A un moment donné, Bruno semble pourtant bien reparti. Les parents reprennent espoir. De son côté, Jacqueline s’apprête à organiser une grande fête pour le départ de son travail et convoque de nombreux amis. Déjà, je me réjouis de cette prochaine rencontre et cherche par quel cadeau je pourrai concrétiser une amitié qui a subi l’épreuve du temps. Et puis une lettre arrive : tout est décommandé, la fête n’aura pas lieu. La rechute de Bruno finit par épuiser Jacqueline et Raymond qui subissent depuis plusieurs années les soubresauts d’un enfant qui n’arrive plus à grandir.
Espérer coûte que coûte pour redonner la vie à Bruno
Je me dis que Bruno, quelle que soit sa santé psychique, a droit à sa seconde naissance. Les traitements, les médicaments de toute nature, ne peuvent prendre la place de ses parents pour lui permettre d’accoucher de l’espérance. Si ses parents n’espèrent plus, comment pourrait-il sortir de ses peurs qui l’empêchent de vivre ? Je prends alors le risque d’être inhumain en adressant à la mère un laconique souhait de bonne soirée comme réponse à sa lettre où pointait une certaine désespérance. La réaction ne se fait pas attendre : je n’ai rien compris à la situation et au drame des parents. Quoi qu’il en soit, je dois à tout prix témoigner de l’espérance pour qu’ils témoignent à leur tour auprès de Bruno. C’est l’humanité de sa vie qui est en jeu. Personnellement je sais que l’espérance porte la vie et la profonde bienveillance de la vie, même si la guérison souhaitée ne vient pas comme on l’attend. Je me souviens encore du jour où je suis né une seconde fois. Un homme, à qui je demandais conseil au moment même où je doutais de mon avenir, m’a ouvert la porte de l’espérance : « Cherchez la vérité partout où elle se trouve ». Quelques années après, j’ai appris qu’il était psychanalyste. Depuis, un tel conseil m’a permis de traverser le temps. J’ai cherché la vérité dans le christianisme. Je l’ai cherchée chez les incroyants, chez Marx et la révolution chinoise, chez les jeunes des banlieues, au Moyen Orient. Jamais elle ne m’a déçu. Toujours elle m’a libéré et continue à me libérer aujourd’hui. Ce dont je suis sûr, c’est que Bruno a un avenir, le sien, et qu’il faut l’aider à ouvrir la porte.
L’espérance, une petite fille de rien du tout
L’espérance, c’est rien, c’est l’insignifiance même. Et pourtant, elle porte la vie sur ses épaules. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Péguy, un grand auteur, mort à la guerre de quatorze.
Ce qui m'étonne, dit Dieu, c'est l'espérance.
Et je n'en reviens pas.
Cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.
Car mes trois vertus, dit Dieu.
Les trois vertus mes créatures.
Mes filles mes enfants.
Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.
De la race des hommes.
La Foi est une Épouse fidèle.
La Charité est une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L'Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l'année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.
Avec ses petits sapins en bois d'Allemagne couverts de givre peint.
Et avec son bœuf et son âne en bois d'Allemagne.
Peints.
Et avec sa crèche pleine de paille que les bêtes ne mangent pas.
Puisqu'elles sont en bois.
C'est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
Cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus.
…
L'Espérance voit ce qui n'est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n'est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l'éternité.
Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé.
Sur la route montante.
Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs,
Qui la tiennent par la main,
La petite espérance
S'avance.
Et au milieu entre ses deux grandes sœurs elle a l'air de se laisser traîner.
Comme une enfant qui n'aurait pas la force de marcher.
Et qu'on traînerait sur cette route malgré elle.
Et en réalité c'est elle qui fait marcher les deux autres.
Et qui les traîne.
Et qui fait marcher tout le monde.
Et qui le traîne.
Car on ne travaille jamais que pour les enfants.
Et les deux grandes ne marchent que pour la petite.
Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1912
Dépasser la peur qui ferme à clef la porte de l’espérance
La pire ennemie de l’espérance, c’est la peur. C’est en tout cas, ce qu’on raconte en Thaïlande.
Un jour, un homme qui avait beaucoup guerroyé s’en vint voir un ermite. Il lui ouvrit son âme. Jusqu’ici il avait perdu son temps mais il cherchait maintenant à se tourner du côté de la sagesse, vers des biens non périssables. L’ermite l’accueillit avec une grande bienveillance et, pendant trois jours, lui apprit à méditer, à maîtriser son souffle et à conduire ses pensées.
Pendant un an, l’ancien guerrier continua ses exercices. Mais il n’arrivait pas à aimer la vie et à aimer les autres. En fait, comment pouvait-il y arriver puisqu’il ne s’aimait pas lui-même ? Le sage lui apprit alors à atteindre le fond paisible de son cœur pour affronter les tempêtes de ses sens.
Une nouvelle année passa. L’homme se raidissait devant l’absence de résultats. Et puis il finit par en avoir marre, regrettant de s’être égaré dans une telle expérience. Mais avant de reprendre sa vie d’autrefois, il voulut régler ses comptes à celui qui abusait de la naïveté de ses disciples. Sans avertir, il s’engouffra dans la hutte du maître et l’accusa de manière définitive : « Vous êtes un imposteur ! » Le maître ne prit pas ombrage d’une pareille ingratitude. Il s’en alla chercher son jeu d’échecs et annonça : « Nous allons faire une partie, mais celui qui perdra aura la tête tranchée. Êtes-vous d’accord ? » L’homme perçut une forme de malice dans l’œil brillant de son interlocuteur. Alors, il accepta la proposition de l’ermite. La partie commença. Malheureusement notre joueur perdait ses positions les unes après les autres. Déjà il sentait le fil de l’épée glisser sur sa nuque. Alors il respira fortement, se gonfla de courage et reprit l’avantage. Au moment d’abattre sa reine sur le jeu, il interpella son compagnon : « Vous avez perdu ! » mais sa main qui portait la reine resta suspendue au-dessus de la tête du sage. Il ne pouvait pas lui couper la tête puisque son adversaire ne l’avait pas fait lorsqu’il avait l’avantage.
A ce moment précis, l’ermite renversa l’échiquier sur le gazon et s’expliqua : « Vous avez compris maintenant ! Avant d’ouvrir la porte du temps et de l’amour, il fallait vaincre vos peurs ».
Etienne Duval