Le silence de Molière
Il est temps de sauver le « aleph » ou la case vide
pour sauver l’homme lui-même
Yuval Noah Harari a écrit un livre passionnant : « Sapiens : une brève histoire de l’humanité ». Il nous montre comment l’homme s’est efforcé de conquérir le monde par son intelligence. Mais aujourd’hui l’humanité s’apprête à franchir une nouvelle étape que l’auteur appelle « Homo deus ».
Homo deus
Sous des mots voilés, la Genèse nous avait fait entrevoir le passage de l’animalité à l’humanité et l’épreuve que l’homme avait dû affronter : il avait perdu le sens des limites et avait cru pouvoir accéder à la divinité par ses propres moyens. Sans le vouloir au départ il devait maintenant se confronter à la toute-puissance. Or aujourd’hui, avec les pouvoirs que lui donnent la science et la technique, il croit être à même d’atteindre l’immortalité et le bonheur. Il a pour satisfaire ses désirs deux moyens fabuleux : le numérique avec les algorithmes et la biotechnologie qui lui donne accès à certains secrets de la vie et de son développement. Grâce aux progrès de l’informatique, il est désormais capable d’envisager l’avenir en faisant interagir une multitude de facteurs, dans un temps très réduit : il construit alors des algorithmes qui sont des chemins pour résoudre rapidement les problèmes qui s’imposent à lui. En même temps, le déchiffrement du code génétique lui permet d’agir sur les organismes vivants et donc sur sa propre vie en utilisant la biologie, la biologie moléculaire, la microbiologie, la biochimie et la biophysique…
Il peut ainsi construire des robots qui font le travail à sa place, allonger sa vie avec l’illusion d’atteindre l’immortalité, et découvrir peut-être les pilules du bonheur. L’homme est de trop car le sujet ne peut plus se construire et trouver sa voie. De son côté, l’intelligence est toujours là. Elle est même décuplée par les artifices de la science. Mais désormais elle se sépare progressivement de la conscience. A la limite, l’humain se déshumanise en créant des monstres qui pourraient prendre le pouvoir à sa place, et court le risque de devenir lui-même monstrueux.
L’auteur du livre nous interpelle : nous n’avons que quelques dizaines d’années pour intervenir. Or Il me semble qu’une petite histoire construite comme un mythe ou comme un conte nous laisse entrevoir la solution.
La création du monde et les lettres de l’alphabet
On raconte que lorsque Dieu a voulu créer le monde il est venu demander de l’aide aux lettres de l’alphabet car, en fait, le langage précède la création du monde elle-même. Et c’est à partir des lettres de l’alphabet que se construit le langage. Il y avait donc 22 lettres et chacune avait son énergie doublée d’un sens précis, avec une possibilité d’évolution. Si nous regardons les lettres hébraïques et les lettres chinoises, nous ne sommes pas très loin de la réalité, car d’un côté comme de l’autre, elles sont chargées de la force du symbolique.
Chaque lettre vient donc se présenter devant Dieu, en commençant par la dernière, et fait valoir tous ses atouts. Finalement c’est le beth qui présidera à toute la création car il exprime la bénédiction et la bénédiction elle-même se transmettra de génération en génération. Le aleph n’ose pas venir près de Dieu, à son tour, car tout est déjà réglé. Et puis sa lettre ne se prononce pas : elle est silence, moment d’interruption. Pourquoi s’en préoccuper puisqu’elle n’est rien ? Dieu pourtant n’est pas de cet avis. Il l’interpelle : « Pourquoi ne viens-tu pas ? C’est toi que je préfère. Tu seras la première dans mon œuvre de création car, sans toi, rien ne peut tenir. Ton silence engendre la parole tout entière, le vide dans lequel tu te complais met en relief la beauté. Grâce à toi chaque être trouve sa place et découvre son identité. Tu vas permettre, en même temps, l’unité et la diversité du monde que je m’apprête à créer ». C’est alors qu’en s’inclinant, pour ne pas froisser l’orgueil de ses voisines, la lettre aleph s’en vient timidement occuper la première place.
Chacun comprend sans peine maintenant que c’est le aleph qui manque à notre monde en profonde mutation. Cette lettre est le vide intermédiaire qui permet à chacun d’exister, elle est l’espace de la dynamique de la vie, elle est le temps de repos et de respiration qui favorise la récupération de ses forces. Bien plus elle empêche le monde de se figer et ouvre, à tout moment, le chemin de son évolution.
Moïse qui brise les Tables de la Loi
Avec les Tables de la Loi, nous sommes un peu dans la même problématique car elles sont à leur manière l’un des codes génétiques essentiels de l’humanité tout entière. Personnellement je suis ébloui par le personnage de Moïse. Nous pensons spontanément qu’il est juif mais en lisant le texte très attentivement, avec l’histoire fabuleuse de sa naissance et de son adoption par la fille de Pharaon, nous découvrons qu’il est probablement égyptien lui-même. Or il est choisi pour libérer les Hébreux asservis par son peuple. Il y a un blanc : les Juifs vont bien s’affranchir de ceux qui les ont réduits en servitude mais ils ne le font pas complètement eux-mêmes. Ils ont un chef issu du clan des oppresseurs.
L’histoire des Tables de la Loi est encore plus extraordinaire. Dieu, selon une tradition principale, est directement l’auteur de l’inscription opérée sur ces Tables. Elles semblent ainsi avoir une valeur exceptionnelle, en tout cas beaucoup plus importante que si elles avaient été l’œuvre du sculpteur Moïse. En fait c’est mal comprendre la logique sous-jacente. Voyant que leur chef restait trop longtemps sur la montagne, les Hébreux ont voulu avoir un dieu à domicile : ils se sont construit un veau d’or. C’est alors que Moïse, découvrant leur forfait, brise les Tables, pourtant écrites par le Très-Haut. En somme son forfait est plus important que celui des Juifs eux-mêmes. Mais ce n’est là qu’une apparence. De manière plus ou moins consciente, il vient de s’apercevoir que le aleph est absent des Tables divines. Autrement dit, il manque le vide qui doit ouvrir une place à l’homme et à son avenir. D’ailleurs Dieu paraît avoir fait la même découverte : il demande à Moïse d’écrire directement sur les Tables. C’est ainsi qu’une grande leçon vient d’être délivrée aux humains. Ceux qui veulent tout attribuer au Grand Seigneur se trompent de Dieu car le vrai Dieu, par nature, fait sa place à l’Homme. En créant, il n’oublie pas le aleph.
Alors en ce qui concerne l’homme, qu’il soit croyant ou refuse de croire, il est essentiel de retenir la leçon de Dieu ou du mythe. Il ne faut pas vouloir tout maîtriser, il est même indispensable de laisser des blancs, pour qu’avec la mutation nouvelle de l’humanité la vie puisse passer.
Etienne Duval