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Nous sommes habités
Nous avons aujourd’hui besoin d’une vision du monde pour accompagner la construction de notre avenir. Je voudrais modestement proposer la mienne, qui est aussi celle de beaucoup d’autres, et je dirais que nous sommes habités. Habités par quoi ? C’est ce que je vais tenter d’exprimer.
Les tuniques de peau
Il y a un certain nombre de mythes dans la Bible. Personnellement et contrairement à certains, j’aime en particulier le récit de la chute (Genèse, 3, 1-24). Il apparaît pour beaucoup comme l’expression d’une malédiction. Je pense qu’il cherche, pour une part, à exprimer le passage chez l’homme de l’animalité à l’humanité. Et, pour le signifier, le créateur donne à Adam et Eve des tuniques de peau. Jusqu’ici ils étaient nus comme les autres animaux. Maintenant, ils portent un habit qui en fait des hommes : l’animal est mort pour donner naissance à un être nouveau. Comme le suggère le mot français, l’homme est un être habit(é). « L’homme appela sa femme Eve, parce qu’elle fut la mère de tous les vivants. Le créateur fit à l’homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit. Puis, le créateur dit : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal ! » (Genèse, 3, 20-22).
Le bruit d’une brise légère
Un peu plus loin, la Bible nous parle du prophète Elie. Il devait faire face aux prophètes de Baal, qui avaient un certain succès. Alors il les mit à l’épreuve et finit par montrer que leur soi-disant pouvoir était dépourvu de consistance. Sans se poser de questions, il les massacra tous au point que le créateur voulut le remettre dans le droit chemin. Il réitéra le moment du passage de l’animalité à l’humanité. Elie, comme un animal, est dans une grotte. Le créateur le fait monter sur la montagne et lui dit de se tenir devant lui. « Et voici que le créateur passa. Il y eut un grand ouragan si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant du créateur, mais le créateur n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan un tremblement de terre, mais le créateur n’était pas dans le tremblement de terre ; et après le tremblement de terre un feu, mais le créateur n’était pas dans le feu ; et après le feu, le bruit d’une brise légère. Dès qu’Elie l’entendit, il se voila le visage avec son manteau » (I Rois, 19, 11-13). L’homme qui se veut serviteur du créateur ne doit pas être du côté des forces de mort (l’ouragan, le tremblement de terre, le feu), mais du côté du souffle créateur de vie, symbolisé par la brise légère. Et avec Elie, nous pouvons comprendre maintenant que l’homme n’est pas habité par la mort mais par une brise légère, qui est l’énergie créatrice de la vie.
La transmission du manteau
Le manteau d’Elie était probablement fait d’une peau d’animal comme celui d’Adam et d’Eve. Et comme ce dernier, il cache et révèle ce qui habite l’homme, à savoir l’élan mystérieux de la Vie. Aussi lorsqu’il doit se trouver un successeur, en la personne d’Elisée, il renouvelle le geste du créateur en jetant sur lui sa tunique de peau. « Il partit de là et il trouva Elisée fils de Shaphat, tandis qu’il labourait avec douze paires de bœufs, lui-même étant à la douzième. Elie passa près de lui et jeta sur lui son manteau » (I Rois, 19-19).
Lorsqu’approche la fin d’une vie, l’homme se demande comment il va transmettre son héritage. L’héritage à transmettre c’est son manteau, c’est-à-dire finalement le secret mystérieux et créateur de vie, qui lui a permis de devenir ce qu’il est aujourd’hui.
Comme l’homme, toute maison a son espace sacré
En donnant une tunique à l’homme, le créateur lui a, en même temps, donné une maison. La tunique était en fait la matrice qui allait lui permettre de devenir lui-même. Or elle est l’image de cette autre matrice qu’est la maison. La maison est comme un temple, avec l’espace sacré qu’est le foyer, créateur d’énergie pour tous les habitants. De tout temps et de manière intuitive, les hommes ont voulu exprimer l’idée qu’ils étaient des frères, tous membres d’une même maison. C’est ainsi qu’ils ont créé des temples païens, des temples juifs, des églises et des cathédrales, des mosquées, des maisons du peuple… Le Corbusier a magnifiquement repris une telle intuition en construisant le couvent dominicain de la Tourette. Et au-delà de la dimension religieuse, il a cherché à lui donner une dimension humaine et universelle. Toute sa construction part de l’église et les cellules édifiées sur les deux étages supérieurs ne sont que la reproduction de l’église elle-même. Elle est le foyer qui va transmettre son énergie à l’ensemble de la maison. Elle a son espace indicible qui renvoie à tous les espaces possibles. C’est ici que la vie émerge de la lumière renvoyée par des canons qui relient l’intérieur et l’extérieur. Ayant à la fois la forme d’un berceau centré sur l’autel et d’un tombeau qui évoque la fin de toute existence, elle exprime aussi pour les croyants les étapes de la naissance, de la mort et de la résurrection. Si les cellules par leur volume sont une reproduction de l’église dont vient l’énergie centrale du bâtiment, elles donnent aussi sens à l’ensemble. Bien loin d’être tournées vers l’église elle-même, elles sont orientées vers l’extérieur, vers la nature, le monde et tous les hommes. La vie n’a de sens que si elle est tournée vers les autres.
Le devenir de la terre
Notre terre aujourd’hui est malade et il faut que chacun lui vienne en aide pour qu’elle retrouve la santé. Peu à peu nous prenons conscience qu’elle est notre mère car l’homme lui-même est fait de terre et d’esprit ; elle est aussi la matrice de notre devenir et celle qui nous insère dans l’univers dont nous dépendons aussi. Aujourd’hui l’écologie est l’expression de cette prise de conscience. L’écologie n’est pas un courant comme un autre, elle révèle une dimension centrale de notre devenir. En ce moment même, je reçois un message : « Sauvons la forêt… les pays européens ont le pouvoir d’interdire le glyphosate sur leur sol, comme la France le projette… Stop aux poisons chimiques dans nos champs et dans nos jardins !… » La terre n’est pas finie, elle est en devenir. Et le sens de son devenir est peut-être souligné par Noël : faire de cette planète la véritable maison pour tous en insérant en son centre le foyer même de la Vie, la brise légère capable d’enfanter le monde.
Le sujet se construit dans l’écoute de la parole intérieure
Mais moi que suis-je dans cette immensité ? Peut-être le roseau pensant dont parle Pascal. Sans doute un sujet qui se construit à partir de son souffle mystérieux. J’imagine un peu que c’est ce souffle qui a inventé la parole. Il s’exprime en effet en chacun par une parole intérieure qui vient solliciter sa conscience et orienter son développement. En définitive la parole est porteuse du souffle créateur présent en chaque individu. Elle est l’habit que celui-ci se donne pour atteindre les hommes. Mais encore faut-il l’écouter.
Le danger de perdre la tête
Celui qui n’écoute pas la parole risque de perdre la tête et de la faire perdre à l’autre. Drid, un pécheur, chemine sur la plage, et, à la bordure du chemin, découvre un crâne blanchi par le temps. Il le prend dans ses mains et lui demande : « Pauvre crâne, qui t’a amené ici ? – La parole. – Comment ? – La parole ». Aussitôt le pécheur court avertir le roi. Celui-ci n’apprécie pas qu’on le dérange au moment de son festin. Mais avoir sur son territoire un crâne qui parle est peut-être une aubaine, la source d’un supplément de pouvoir. Il finit par se lever, s’habille de son armure et s’en va à la suite du pécheur, l’épée sur son épaule. Arrivés près de la trouvaille, le pécheur prend à nouveau le vieux crâne dans ses mains : « Le roi est là, dis-lui pourquoi tu es là ». Cette fois le crâne ne veut rien entendre et s’obstine à rester muet. Il sait déjà que le souverain est sourd. Pourquoi lui dire ce qu’il ne veut pas entendre ? Alors notre grand personnage, croyant être abusé, prend son épée et tranche la tête du pécheur. Elle vient rouler près du vieux crâne. Cette fois, c’est lui-même qui pose la question : « Dis-moi pourquoi tu es là ? – A cause de la parole » (cf., un conte d’Afrique Noire). Lorsqu’on n’écoute pas sa parole intérieure, on finit par perdre la tête, et on condamne à la folie celui dont la parole n’est pas écoutée. C’est pourquoi Shahrazade avait compris, de son côté, qu’il fallait rééduquer l’écoute du souverain, son mari, qui avait sombré dans une folie meurtrière.
Deux personnages habités nous ouvrent
la voie de l’espérance
Jean d’Ormesson et Johnny Halliday viennent de nous quitter coup sur coup. Leur mort a eu un écho retentissant et semble avoir redonné l’espérance à de nombreux habitants de notre planète. Ils ont su, chacun à sa manière, exprimer le secret qui les faisait vivre, l’énergie créatrice qui leur avait été donnée. Le premier l’a fait par la joie de l’écriture et le second par la magie du chant. Je connais un vagabond qui est toujours joyeux : lui aussi porte le témoignage du souffle qui l’anime, en dépit de la pauvreté et des épreuves qu’il a traversées jusqu’ici.
Etienne Duval