
La cour de récréation – Le télégramme – Pont-l’Abbé
Des règles qui contraignent aux règles du jeu qui libèrent
L’image de ce blog nous montre des enfants en recréation : ils sont en train de libérer la vie. Ils dansent joyeusement autour d’un arbre qu’ils viennent de planter.
Nous avons oublié de jouer
Les adultes sont devenus trop sérieux : ils ont oublié les cours de récréation, pensant que le jeu est réservé aux enfants. Mais, en fait, le jeu ne concerne pas seulement les plus jeunes, il est aussi, à tous les âges, le principe de fécondation de la vie. C’est lorsqu’il y a du jeu à tous les niveaux de l’existence que la vie, faite d’interactions, peut se développer. Les arbres eux-mêmes ont besoin d’espace pour pouvoir jouer entre eux. Il y a plus de 2000 ans, deux historiens racontent comment un enfant et un dauphin se sont liés d’amitié. Dionysos, c’était le nom de l’enfant, remarqua que tous les matins un dauphin nageait non loin de lui. Peu à peu ils se rapprochèrent et finalement l’élégant poisson prenait un très grand plaisir à faire des cabrioles autour de l’enfant. Et puis, un jour, alors qu’ils nageaient, l’un à côté de l’autre, le dauphin plongea, se glissa entre les jambes de son voisin d’abord apeuré, et l’emmena faire un voyage en mer, prenant bien soin, ensuite, de le ramener sur la plage. Ils nous faisaient ainsi comprendre que le jeu est au cœur de la nature pour la faire progresser, peut-être, vers une fête grandiose, unissant les animaux et les humains.
Et pourtant la création est du côté du jeu
Nous aspirons tous à sortir de la monotonie de la vie pour nous associer à la joie de la création. Comment pourrions-nous avoir des enfants sans les jeux de l’amour ? Et si nous portons notre attention sur le comportement des grands créateurs nous remarquerons toujours qu’ils sont aussi de grands joueurs. Ainsi le peintre joue avec les couleurs, l’architecte avec les espaces, le musicien avec les sons, le poète avec les mots. Einstein lui-même n’a pas été un grand génie parce qu’il était plus intelligent que les autres mais parce qu’il jouait avec la raison. Et, en cela, il était à l’écoute d’un joueur de flûte invisible. « Tout est déterminé, disait-il, par des forces que nous ne contrôlons pas. Tout est déterminé, pour l’insecte comme pour l’étoile. Êtres humains, légumes ou poussière d’étoile, nous dansons tous au rythme d’un air mystérieux joué au loin par un joueur de flûte invisible. » Et le savant physicien ajoute, à un autre moment : « Le jeu est la forme la plus élevée de la recherche ».
Les règles au cœur de la tourmente
Si le jeu ne trouve pas sa place, c’est parce que les règles l’empêchent de se déployer. Dans la mesure où la société n’a pas dépassé la peur de la mort, elle édicte des règles pour se protéger. C’est ce que nous voyons en France où, jusqu’ici, tout nouveau problème donne naissance au vote d’une loi. L’Europe elle-même donne naissance à une bureaucratie épouvantable, qui décourage les nations soucieuses de leur liberté et même les utilisateurs de mesures, qui finalement pourraient leur être favorables. Ainsi La Grande-Bretagne, pour sauvegarder la grande liberté que lui confère son isolement, préfère se tourner du côté du Brexit. Mais, en même temps, l’Ecosse qui ne supporte plus le corset de l’Angleterre préfèrerait prendre le grand large du côté de l’Europe. En d’autres lieux, dans la ligne de l’Ecosse, certaines régions souffrent de la tutelle des nations. Ainsi, la Catalogne n’arrive plus à respirer à grands poumons, parce qu’elle sent toutes les contraintes de l’Espagne : celle-ci est encore incapable d’entrer dans le grand jeu de la vie, dans la mesure où elle conserve le mauvais souvenir de la guerre civile et craint l’éclatement du pays. Et, du côté français, nous aurions intérêt à nous interroger sur le difficile décollement de l’Algérie, pour une part paralysée par l’excessive bureaucratie que nous lui avons laissé en héritage.
Passer des règles qui contraignent aux règles du jeu qui libèrent
Dans la mesure où nous avons oublié de jouer, les règles finissent par tourner sur elles-mêmes et nous conduire à l’étouffement. En réalité, l’homme n’est pas fait pour les lois, mais les lois sont faites pour l’homme. Et l’être humain ne peut s’épanouir que dans le jeu. Ainsi la règle ne découvre sa véritable signification que lorsqu’elle devient règle du jeu, règle d’un jeu qui la dépasse, provoquant de multiples interactions. D’interactions en interactions nous pourrions passer de la commune à la région, des régions à la nation, des nations à l’Europe et de l’Europe au monde tout entier. Et dans la progression d’un niveau à un autre, le jeu peut se démultiplier aussi bien entre les communes qu’entre les plus grands ensembles. L’élan créateur se frayerait ainsi une voie jusqu’aux confins de la terre. A condition, bien sûr, que la règle change de nature en devenant règle du jeu….
Passer de la suprématie de la technique, faite de rigueur, à l’art qui embellit le monde
Un des plus grands espoirs de l’humanité vient aujourd’hui des progrès scientifiques et techniques et principalement du développement du numérique. Mais, en même temps, le plus grand danger est lié à la toute-puissance et à la suprématie de la technique. L’homme risque d’y perdre sa peau et sa liberté. Il devient donc de plus en plus urgent de passer à un autre niveau qui est celui de l’art, parce qu’il fait sa place à l’homme et au sujet, sans rien perdre, pour autant, des multiples avantages que procure le numérique. On raconte que l’empereur de Perse avait organisé un grand concours entre des peintres chinois et des peintres persans. Ils devaient décorer deux murs opposés dans une très grande salle et ils avaient six mois pour achever leur travail. Entre eux, on avait installé un grand voile qui leur permettait de travailler en toute liberté. Les Chinois réclamèrent dix sortes de peintures et de multiples instruments. De leur côté, les Persans ne réclamèrent rien. Au bout de six mois, l’empereur vint avec sa cour pour examiner le travail des uns et des autres. Lorsque les juges découvrirent le travail des Chinois, ils décrétèrent que leur travail était insurpassable. La nature et les différents personnages qui l’animaient y étaient représentés avec une si grande exactitude et une finesse si parfaite qu’il n’était presque plus possible de différencier la réalité et sa reproduction. L’empereur fit enlever le voile de séparation. C’est alors que se refléta l’œuvre des Chinois avec un éclat et une beauté extraordinaires. Les Persans n’avaient fait que polir et repolir leur mur pour enlever toutes les aspérités. En fait, les Chinois étaient restés dans la technique et la reproduction. Quant aux Persans, ils étaient passés au niveau supérieur de l’art ; ils faisaient une place aux autres en leur servant de miroir. L’art, contrairement à la technique toute-puissante, sait faire une place à l’homme et à l’autre, sans pourtant rien écarter des richesses de la technique.
Ne pas écarter les frontières mais transgresser la notion de frontière
Par une insidieuse générosité, certains voudraient supprimer les frontières. Ils pensent que ceux qui sont d’un avis contraire sont d’odieux conservateurs. En fait, ils n’ont rien compris au fonctionnement humain. L’homme est un être de relation mais la relation n’est possible que s’il y a séparation. C’est dans l’espace de séparation que peuvent se tisser les liens entre les individus et les peuples parce que l’espace de séparation est aussi un espace de rencontre. Et puis, après tout, nous n’avons pas à discuter, puisque c’est Dieu qui l’a dit. Je ris bien sûr. La Bible nous parle de Moïse. Il se cachait chez son beau-père parce qu’il avait tué un Egyptien. Un jour, il mène paître les troupeaux de la famille sur une montagne toute proche. Soudain, il aperçoit un buisson en feu qui ne se consume pas. C’est étrange. Il fait un petit détour. Tout à coup, une voix venant du buisson lui dit : « N'approche pas d'ici, retire tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte." L’espace qui sépare l’homme de Dieu est sacré parce qu’il est l’espace de la rencontre. Il en va de même entre les hommes.
Il y a quelques années, le président de la communauté de communes d’Archamp-Saint-Julien-en-Genevois voulut, à son tour, transgresser l’ordre naturel des choses, en faisant de la frontière entre la France et la Suisse un lieu d’échanges et d’interactions à tous les niveaux : économique, social et culturel. Il pourrait ainsi bénéficier, en particulier, du capital intellectuel du CERN, qui réunit un grand nombre de savants. Je crois que le projet, appuyé par le Conseil Général de Haute-Savoie, a bien débuté et donné de bons résultats. Mais je ne puis dire où il en est aujourd’hui.
Le chat-professeur
Mon appartement donne sur une cour intérieure où se côtoient des gens de plusieurs origines. Et puis il y a surtout un chat qui préside aux relations entre les uns et les autres. Les enfants en particulier, qui se rendent dans un cabinet médical, le caressent à chacun de leur passage. Je dirais qu’en un sens il est le garant de la bonne entente. D’ailleurs, il fait preuve d’une ouïe extraordinaire. D’une certaine façon, Il est le gardien des ondes sonores, qui, en jouant entre elles, lui communiquent une information précieuse sur la situation. Lorsque, le matin, je frappe doucement sur les vitres de ma fenêtre, il tourne la tête vers moi et je lui fais un petit geste de la main pour lui dire bonjour. Or, depuis quelques jours, il n’entend plus et ne répond pas à mes petits appels. Avant-hier, pour en avoir le cœur net, je descends vers lui : il s’écarte et je découvre alors une assez grosse blessure sur son nez. J’en ai presque les larmes aux yeux. J’ai peur qu’on l’ait frappé volontairement pour détruire la bonne entente entre tous. Pour moi, il est un très bon professeur, qui nous apprend à écouter pour entretenir les meilleures relations entre individus structurés par leurs différences culturelles.
Or, depuis deux jours, je ne le revoyais plus. Je craignais qu’il ne soit mort. Et, puis, il y a deux minutes, je l’ai vu réapparaître, balançant joyeusement sa queue comme si de rien n’était. Il faut avoir la tête solide pour accomplir le travail qu’il fait ! Merci professeur !
L’Europe pourrait jouer le rôle de passeur
L’Europe fait un peu fausse route, prisonnière des règles qu’elle s’est données. Il lui manque une vision à long terme pour corriger le tir. Ce n’est pas le numérique qui la sauvera : il lui faut, en plus, de la poésie pour qu’elle se tourne vers la création. En un sens, Einstein, l’un de nos plus grands savants, peut lui servir de guide parce qu’il a su mettre du jeu dans ses réflexions austères : il a su introduire la raison dans le jeu du monde. En faisant aussi jouer entre eux la raison et le sentiment, elle pourrait nous faire passer d’un modèle à un autre, si elle accepte de sortir de la bureaucratie pour entrer dans le jeu de la création.
Etienne Duval