Le goût de la cerise
Le titre de cette contribution nous fait saliver car la cerise, dans nos régions, est avec la fraise l’un des premiers fruits du printemps.
Un film iranien
En réalité, « Le goût de la cerise » est un film iranien d’Abbas Kiarostami, qui a obtenu la palme d’or au festival de Cannes de 1997.
J’ai animé un café philosophique à partir de contes et de mythes depuis 1998. Or il y a deux ans nous avons décidé de remplacer les mythes et les contes par des films de cinéma. Et c’est ainsi que l’an dernier nous nous sommes promenés dans le cinéma japonais et, pour cette année, nous avons choisi la production iranienne.
« Le goût de la cerise » est un film merveilleux en dépit du thème qu’il veut traiter. Un homme veut se suicider, demain matin. Le trou est déjà creusé et il cherche un volontaire pour mettre 20 pelletées de terre sur son corps transformé en cadavre. Il circule en voiture, tournant en rond dans la montagne, près du lieu de sa sépulture, pour trouver l’homme qui lui rendra le service ultime, en échange d’un salaire important. Sur sa route, un soldat kurde est en train de rejoindre sa caserne. Il l’invite à monter dans sa voiture et lui adresse sa proposition. Très surpris, le jeune militaire se demande à quel homme loufoque il a à faire et son inquiétude s’accroît encore lorsqu’il découvre le trou déjà creusé pour sa sépulture. C’est alors qu’il s’enfuit en direction de sa caserne.
Le second candidat sollicité est un séminariste afghan. Avec attention, il écoute le suicidaire mais il ne veut pas se rendre complice d’un acte que la morale réprouve. Alors il récite le catéchisme que ses professeurs lui ont récemment enseigné.
Un troisième homme d’origine turque attire son attention. Il est en train de chasser des cailles et, comme il est taxidermiste, il commence par les tuer pour leur donner ensuite l’apparence d’oiseaux vivants. C’est un homme d’expérience. Autrefois, peu après son mariage, il était désespéré. Il décide alors de trouver un arbre pour se pendre. Un mûrier fera l’affaire. Mais la corde lancée sur l’arbre retombe à plusieurs reprises. Il grimpe alors sur le tronc et accroche la corde à une grosse branche avec un nœud bien serré qui ne pourra se défaire. Mais, dans son dernier geste, un fruit du mûrier s’écrase dans sa main. Il lèche la main, avale les restes du fruit, qui lui laisse dans la bouche un délicieux goût de cerise. D’autres fruits se présentent à ses yeux : Il en fait un agréable goûter. Bien plus des enfants de passage lui demandent de secouer l’arbre. Il le fait bien volontiers. A son tour il ramasse les derniers fruits tombés, les met dans son sac et les rapporte à sa femme : l’épouse se régale à son tour. Finalement la vie reprend le dessus et il perd définitivement l’envie de se pendre. Et aujourd’hui, en signe d’humanité, il est prêt à jeter, demain matin, les 20 pelletées de terre sur le cadavre si le chauffeur maintient sa décision de mourir. En fait il ne mourra pas, car il s’agissait d’un stratagème pour le montage d’un film.
La photo qui glisse sur mes genoux
Il y a un mois, j’étais avec deux amies. Nous venions d’assister à la projection du film avant la séance commune et nous tentions quelques interprétations. Tout à coup la photo d’un ami qui avait mis fin à ses jours, l’an dernier, tombe sur mes genoux. Sans que je le sache, elle était dans le cahier qui me servait à prendre des notes. Cela me paraît si extraordinaire que j’alerte les deux amies : elles ne peuvent comprendre et continuent à parler entre elles.
La personne dont je parle avait une quarantaine d’années. C’était un intellectuel très brillant qui bénéficiait d’un grand succès auprès de ses étudiants et de ses auditeurs. Or un événement l’a mis en difficulté. Progressivement il plonge dans le désarroi. Tenu au courant, vers le 15 août, je lui envoie un message lui rappelant sa valeur et toutes ses réussites. Par retour du courrier Il me remercie vivement et me dit qu’il ne sait pas combien de temps il va pouvoir tenir. Trois jours après, j’apprends sa mort. Aujourd’hui, je me dis qu’en dépit d’une pulsion de mort, plus forte que lui, mon petit message a été comme le fruit du mûrier, écrasé contre la corde et qui a laissé au taxidermiste le goût de la cerise.
La vie qui nous fait signe
Je voudrais relater d’autres événements, qui ont été comme un signe merveilleux de la vie.
Dans les années 80, je fais un rêve étonnant. Je suis dans le ventre d’une chamelle, au milieu du désert. La chamelle s’affaisse et je commence à étouffer. Ce rêve me surprend. J’imagine que c’est une réminiscence de ma naissance. Mais, trois jours après, un de mes frères me téléphone pour m’annoncer la mort de l’oncle Camille. Comme je connais l’espagnol, je comprends que Camilio et camelo sont presque les mêmes mots. La chamelle c’était donc l’oncle qui venait de mourir. Il était le frère de ma mère, que j’ai toujours considéré comme un modèle. Il avait été aumônier du maquis des Glières. J’admirais son esprit de résistance et son ouverture d’esprit. Le rêve m’est apparu comme un avertissement : j’allais devoir marcher seul dans le désert et voler de mes propres ailes.
Là-dessus, il y a quatre ans, des amis viennent me voir avec leur petit-fils Thomas, de 20 ans, qui s’est converti à l’Islam. Or, dans l’esprit de la religion musulmane, Thomas adore les rêves. Je lui raconte celui de la chamelle : il est très intéressé. Et, à la fin du repas, comme nous sommes au temps de l’épiphanie, notre jeune musulman prend un couteau pour découper le gâteau à la frangipane qu’ont apporté ses grands-parents. Aussitôt, son couteau tombe sur un obstacle. Il insiste et découvre un chameau décoré à la main. Tout le monde est ébahi. Je me dis candidement que l’oncle Camille devait nous faire signe pour nous dire que Thomas était entré en résistance et que sa conversion allait contribuer à son ouverture. Aujourd’hui, il s’est écarté de l’Islam mais poursuit sa recherche.
Pourquoi ne pas raconter un dernier événement, qui s’est produit, il y a un mois ? Au cours de mes études, je me suis trouvé en contact avec un professeur que certains considèrent comme un grand intellectuel. J’ai l’impression qu’il découvre certaines de mes insuffisances mais je constate aussi les siennes. Il a un comportement qui m’humilie mais cette humiliation je la garde secrète. Elle va d’ailleurs m’amener à entrer en contact avec deux grands professeurs de philosophie d’un calibre supérieur : Hippolyte, un hégélien très célèbre, et Althusser, professeur à Normale Supérieure. Ce dernier dont je suis le cours sur l’idéologie contribuera à me marquer pour toute ma vie. Or récemment je fais un rêve. Je me retrouve en face du professeur qui m’a humilié. Nous nous expliquons l’un et l’autre et nous réglons nos comptes. Mon humiliation s’efface. Quelques jours après, j’apprends sa mort par la presse.
Décidément, la vie a un côté merveilleux. Certains n’y prêtent aucune attention. D’autres, et j’en fais partie, y sont plus sensibles. C’est pourquoi, comme pour le taxidermiste, elle laisse toujours en moi le goût de la cerise.
Etienne Duval