Shahrazade
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C’est l’écoute qui donne sa fécondité à la Parole
La parole n’est rien si l’écoute n’est pas là. L’écoute en effet est la matrice de la parole et, à la limite, il est difficile de parler si je ne m’écoute pas moi-même. Notre esprit est comme un jardin qu’il faut apprendre à cultiver et l’homme en est le jardinier ; il doit ameublir le terrain, le labourer, briser ses mottes avant de planter la parole, qui va prendre son temps pour arriver à maturité.
La révélation de Shahrazade
Il y a déjà très longtemps, Shahrazade, dans les Mille et Une nuits, nous avertit que les principaux dysfonctionnements de l’homme et de la société viennent de ce que nous ne savons pas écouter l’autre. Par son diagnostic et la thérapie proposée, elle a mis au point une forme originale de psychanalyse. Après avoir été trompé par sa femme, le roi Chahriyâr n’écoute plus personne. Chaque nuit, il prend une femme nouvelle et la fait exécuter, le matin même, par le Grand Vizir. La jeune Shahrazade décide alors de mettre un terme au désastre qui affecte le pays tout entier : elle demande le roi en mariage, sachant qu’elle s’expose à une mort certaine. Avec l’aide de Dounyazade, elle met au point une stratégie pour faire sortir son mari de la violence. Après les ébats de la nuit, la nouvelle reine raconte des histoires à son mari, mais elle prend soin de ne pas achever la dernière histoire. Rongé par la curiosité, le roi désire absolument connaître la suite. Le premier matin, il doit ainsi renoncer à l’exécution de sa compagne et il en sera ainsi jusqu’à la mille et unième nuit. Il a fini par apprendre à écouter et renonce définitivement à mettre à mort sa propre épouse qui a eu le temps de mettre au monde trois superbes enfants. Il renonce aussi à exécuter d’autres femmes ou d’autres hommes de son royaume et contribue à mettre en place un gouvernement qui favorise la bonne entente entre tous les habitants de son royaume.
Du mythe à mon histoire personnelle
Il y a déjà bien des années, je constate que je n’entends pas de l’oreille droite. Malgré tous mes efforts, il m’est impossible de sortir de cet inconfort. Je finis par me dire que ma surdité doit être présente depuis ma naissance. Et puis un soir une collègue de travail critique devant moi une autre collègue. Je fais mine de ne pas entendre si bien que ma compagne de travail m’interpelle : « Tu n’entends pas ce que je te dis. – Je n’entends pas tout mais je vois tout ». Là-dessus je me dirige vers le site de la Part-Dieu à Lyon. Et puis, au milieu du magasin, je perçois comme un coup de fusil dans l’oreille et mon oreille s’ouvre. Au même moment, j’aperçois, plus bas, de petits enfants qui font du pédalo. Il y avait, autrefois, une pièce d’eau, qui n’existe plus aujourd’hui. Me voici ramené à mon enfance au moment de ma naissance. Il y avait alors une forme d’incompréhension entre ma grand-mère et mes parents. J’en subis les conséquences, enregistrant la mauvaise entente dans mon oreille droite. Ou plutôt mon oreille ne veut pas entendre ce que dit la grand-mère et c’est ainsi qu’une sorte d’interdit de l’écoute m’a poursuivi jusqu’à la période dont je viens de parler. Comme la grand-mère a disparu depuis longtemps, l’interdit que je m’étais imposé n’a plus aucun sens et mon oreille peut s’ouvrir sans culpabilité.
L’invitation au passage
Comme chez le roi, il y avait, dans cette histoire, une forme de violence que traduit la sensation d’un coup de fusil. Et ce qui est étonnant, c’est qu’ici le coup de fusil contribue à m’ouvrir l’oreille. En fait, par le jeu des prénoms, j’ai compris que ma collègue de travail représentait la grand-mère. Je ne voulais pas l’entendre et le coup de fusil est alors le rappel d’une violence originelle.
Dès ce moment, me voilà entraîné à passer du primat de la parole au primat de l’écoute. Ma méthode de travail en est immédiatement transformée. Ce n’est plus la théorisation appuyée sur la référence des grands maîtres qui m’intéresse. C’est l’écoute du terrain. Aussitôt et pendant quelques années je réalise plus d’un millier d’entretiens non directifs. Je n’ai plus à être intelligent car ceux qui me parlent le sont pour moi et m’apportent sur un plateau la réponse à mes interrogations.
Dynamisé par le plaisir de l’écoute, je mettrai, en place, plus tard, un café philosophique et un groupe de la parole. Il n’y a plus alors de bonne parole, mais, pour celui qui sait écouter, toute parole est révélatrice de points de vue différents du mien. Ma propre parole peut alors s’enrichir de la parole des autres et devenir plus accessible et plus utile pour chacun. Il en va de même avec un blog où je propose, chaque mois, une nouvelle réflexion, qui va provoquer des réactions et contribuer à enrichir, pour les uns et les autres, le travail de la pensée.
Celui qui n’écoute pas coupe la tête de la parole
Il s’agit d’un conte africain. Drid, un pécheur rencontre, sur son chemin, un vieux crâne, blanchi par le temps. Il le prend dans ses mains et l’interroge : « Qui t’a conduit jusqu’ici ? – La parole ». Ebahi par la réponse du vieux crâne, le pécheur reprend son interrogation : « Qui t’a amené ici ? – La parole ». Il faut aller voir le roi pour lui annoncer la nouvelle. Drid se précipite au palais. Le roi, qui est en train de manger, ne veut pas être dérangé. Le pécheur insiste, c’est trop important. Le roi vient en grommelant. « Qu’est-ce qui t’amène ici ? – J’ai vu un crâne qui parlait ». Diable, se dit le roi, peut-être vais-je accroître mon pouvoir, en faisant parler les morts. Immédiatement il interrompt son repas, prend son épée et accompagne le pécheur pour écouter un mort qui parle. Arrivés près du crâne, le pécheur le prend à nouveau dans ses mains : « Le roi est là : dis-lui qui t’a conduit jusqu’ici ? » Malgré l’insistance de Drid, le crâne ne veut pas répondre. Alors abusé par un pauvre pécheur, le roi sort l’épée de son fourreau et coupe la tête de l’importun. A ce moment, la tête ensanglantée vient s’adosser au vieux crâne. Celui-ci lui demande : « Qui t’a amené ici ? – La Parole ». Ainsi celui qui ne donne pas sa confiance à l’autre pour l’écouter finit par couper la tête de la parole.
Le miracle de la découverte des espaces intermédiaires
C’était à la fin des années 80, mon directeur me demande de travailler sur l’insertion. Les outils dont nous disposons ne fonctionnent pas bien, il faut en inventer de nouveaux. Je prends sa requête au sérieux et me dit que la réponse à la question posée est déjà sur le terrain et qu’il faut la révéler d’une façon ou d’une autre. Je constitue alors deux équipes de travail, une avec des professionnels de l’insertion et l’autre avec des marginaux de l’Ardèche. Ma technique consiste à faire parler les membres de chacune des équipes, simplement en écrivant devant eux tout ce qu’ils disent. L’idée sous-jacente est qu’il existe un lien entre l’écriture et l’inconscient. Au départ, je définis le thème sur lequel la parole va se développer. Au bout de 5 à 6 séances, la réponse est là de part et d’autre. Si nous voulons faire progresser l’insertion, il convient de développer les espaces intermédiaires : entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et l’autre, entre l’individu et le groupe, entre le passé et l’avenir, entre soi et soi… Le café est un bon espace intermédiaire entre l’intérieur et l’extérieur, la médiation, de son côté, introduit du jeu entre soi et l’autre, le travail de deuil permet d’effectuer un aller et retour entre le passé et l’avenir et la méditation permet d’introduire un espace de respiration chez l’individu… Chaque espace intermédiaire est un lieu d’écoute qui doit donner naissance à une parole créatrice. Créer des espaces intermédiaires c’est introduire de l’écoute à tous les niveaux de l’existence pour qu’ils puissent être traversés par l’élan de la création.
Transformations
Le café philosophique, le groupe de la parole et les sites internet, constituent, chacun à leur niveau, des espaces intermédiaires, c’est-à-dire des lieux d’écoute, qui doivent faire progresser la création. Mais ils peuvent se scléroser et bloquer l’écoute, qui leur donne leur dynamisme et leur raison d’être. Ainsi le café philosophique et le groupe de la parole ont très bien fonctionné pendant de nombreuses années parce que les mythes et les grands contes leur permettaient de renaître après chaque séance. Il y a eu pourtant l’usure du temps et nous avons dû patauger pendant un an ou deux jusqu’à ce que nous apportions des modifications opportunes. Dans le café philosophique, nous sommes passés des mythes fondateurs aux mythes que crée le cinéma contemporain, en allant des films japonais aux films iraniens, ce qui nous procure un intense plaisir. Au groupe de la parole, nous donnons toute la place à la musique parce que nous posons l’hypothèse qu’il existe un lien structurel entre la musique et la parole. Enfin plusieurs sites sur internet ont fini par reprendre vie parce que SFR ne m’offre plus la place nécessaire. Avec l’aide d’un ami informaticien, j’ai dû acheter un nouveau nom de domaine, repenser l’ensemble, améliorer les présentations et réapprendre à bien faire fonctionner les outils dont je dispose. La vie a repris le pas sur la sécurité et une trop forte stabilité.
De l’écoute de la parole intérieure à l’écoute de l’autre
Au cœur de l’écoute, il y a l’écoute de la parole intérieure. Mahmoud un roi tout-puissant a rencontré sur les marches du palais un mendiant façonné par les chemins du désert. Il a été séduit par son regard lumineux et son intelligence. Il en a fait son premier conseiller. La Cour pense qu’il est devenu fou et le Grand Vizir surveille tous les faits et gestes du mendiant. Au bout de quelques jours, le vizir vient avertir le roi : « Votre premier conseiller met en danger le royaume. Tous les soirs, il s’enferme pendant une heure dans une chambre basse et referme soigneusement sa porte en partant. Pour moi, il est évident qu’il est en train de comploter avec des espions étrangers ». Le roi réagit mollement parce que le message du vizir l’inquiète. Un soir, le conseiller referme sa porte et se trouve en face du roi et du Grand Vizir. « Ouvre cette porte, lui dit le roi. » La clef de la chambre tombe de sa main et le vizir ouvre la porte. Il n’y a rien dans la chambre basse, à part une tunique de mendiant, une sébile et un bâton. S’adressant au roi, le premier conseiller s’exclame : « Ici, c’est le Royaume des pèlerins perpétuels, tu n’avais pas le droit d’y entrer ». Les rôles s’inversent : le roi se prosterne devant le mendiant et baise le bas de son manteau. Il avait compris le secret de son premier conseiller : chaque jour il avait besoin de venir se mettre à l’écoute de sa parole intérieure pour s’ouvrir à cette part autre de lui-même qu’il ne connaît pas et qui lui donne pourtant l’énergie de la vie.
Etienne Duval