Le sacrifice d'Abraham par Chagall
Comment Abraham lui-même échappa au terrorisme religieux
Nous sommes tous bouleversés, comme nombre de Musulmans eux-mêmes, par les assassinats commis au nom de Dieu. Cela apparaît en contradiction avec l’idée d’un Dieu miséricordieux tant affectionnée par l’Islam. Il faut pourtant croire que le problème est sérieux puisqu’Abraham, le père des croyants, aussi bien juifs que chrétiens et musulmans, faillit céder lui-même à la tentation du terrorisme religieux.
Un ordre incompréhensible de Dieu, qui doit conduire au meurtre d’un enfant
Le Dieu auquel s’adresse Abraham est un Dieu pédagogue qui apprend à l’homme à penser pour être capable progressivement de gérer sa propre vie. Or depuis le récit proposé de Caïn et d’Abel, il doit être évident, pour tout croyant, que le meurtre est interdit : c’est l’enseignement de Dieu Lui-même. Que se passe-t-il donc maintenant ? Abraham pense que le Seigneur lui demande de sacrifier son fils Isaac (ou Ismaël pour les musulmans). En fait, un tel sacrifice ne peut être qu’un assassinat.
L’obéissance à Dieu est en jeu
Et pourtant l’obéissance à Dieu est en jeu parce l’ordre donné fait partie de la pédagogie divine. Abraham n’y comprend rien : c’est pourquoi il doit avancer pour essayer de comprendre, pour développer son propre entendement et sa propre raison. Il marche, en compagnie de son enfant vers le lieu du sacrifice. La marche peut-être ouvrira-t-elle son esprit.
L’incompréhension de l’enfant
Dans le texte de la Bible, Isaac est aussi dans l’incompréhension totale. Il voit bien le feu et le bois pour le sacrifice, mais il n’aperçoit pas la victime. « Isaac s’adressa à son père Abraham et dit : « Mon père ! ». Il répondit : « Oui mon fils ! » « Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? Abraham répondit : « C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils. » Et ils s’en allèrent tous deux ensemble ».
L’ange qui pousse à voir plus loin
Le père et l’enfant arrivent sur le lieu du sacrifice. L’esprit du père ne s’est toujours pas ouvert. Le voilà condamné à sacrifier son fils. Il élève un autel, dispose le bois et lie son fils sur le bois. Alors son bras s’élève avec le couteau dans la main. Mais au dernier moment, son bras est retenu et un ange le pousse à détacher son regard de l’enfant pour voir plus loin.
La révélation de la toute-puissance du père
En regardant plus loin, Abraham découvre un bélier qui s’est pris les cornes dans un buisson. Aussitôt il reconnaît, à travers l’animal, sa propre toute-puissance et cette toute-puissance entre en contradiction avec Dieu, représenté par le buisson. C’est la toute-puissance du père qu’il faut sacrifier. Sacrifier l’enfant cela voulait dire renoncer à être le père dans un sens exclusif, au point d’écarter Dieu Lui-même, le principal acteur dans le mystère de la Vie. Il fallait sacrifier l’enfant imaginaire pour donner naissance à l’enfant réel, qui n’est pas seulement fils des hommes mais aussi fils de Dieu.
En définitive, l’ordre de Dieu ne consistait pas à sacrifier l’enfant mais à lui faire une place nouvelle
La pédagogie de Dieu a permis de faire cheminer Abraham et d’ouvrir son esprit. Il lui a appris à penser, en lui montrant que penser c’est d’abord interpréter, c’est-à-dire relier et mettre en symphonie le langage des dieux et celui des hommes. Ou si l’on veut encore, établir un jeu entre le monde humain et le monde divin. C’est, dans ce monde de l’entre-deux, qu’une place nouvelle devait être offerte à l’enfant.
La victime libérée de la mort
Lorsqu’Abraham comprend enfin ce qui est en train de se jouer, il délie Isaac (ou Ismaël) et, ce faisant, il le libère du sacrifice et de la mort. Et, en liant le bélier pour le mettre à mort, il fait une opération symbolique qui consiste à sacrifier sa propre toute-puissance pour ouvrir un avenir à son propre enfant.
Abraham devient un homme véritable en évitant le meurtre de l’enfant
Une mutation est en train de s’opérer. Abraham devient un homme véritable lorsqu’il renonce au meurtre de l’enfant pour se mettre au service de la vie. Et, en même temps, tous les hommes sont appelés à faire le saut de l’humanité. C’est ici que s’enracine la foi des Juifs, des chrétiens et des musulmans : ils sont engagés pour faire réussir la mutation décisive de tous les hommes.
Apprendre à lire ensemble les textes sacrés pour échapper au terrorisme religieux
Si nous avons bien compris le cheminement du sacrifice d’Abraham nous avons découvert que la thérapie de ceux qui s’adonnent au terrorisme religieux passe par une bonne interprétation des textes sacrés. Il existe encore dans certains fragments du monde musulman, un interdit de l’interprétation par respect pour la Parole de Dieu. Or Dieu nous parle précisément en nous apprenant à penser, c’est-à-dire d’abord à interpréter. Dans ce cadre, l’interdit de l’interprétation va à l’encontre de la Parole de Dieu elle-même. D’ailleurs le Coran est très souvent une interprétation des passages principaux de la Bible et il est possible qu’il nous offre une méthode originale d’interprétation. Bien plus, à propos du sacrifice d’Abraham, la sourate XXXVII, verset 106, parle d’un travail d’élucidation. Il devient donc urgent, pour sortir du terrorisme religieux, que les croyants juifs, chrétiens et musulmans, et les hommes de bonne volonté, s’unissent pour lire et interpréter ensemble les textes sacrés. Ils pourront alors prendre conscience de la toute-puissance, qui peut conduire au terrorisme.
Etienne Duval
Le sacrifice d'Abraham, texte de la Bible
Après ces événements, il arriva que Dieu éprouva Abraham
Et lui dit : "Abraham ! Abraham !"
Il répondit : "Me voici !"
Dieu dit : "Prends ton fils, ton unique que tu chéris, Isaac,
Et va-t'en au pays de Moriyya,
Et là tu l'offriras en holocauste
Sur une montagne que je t'indiquerai."
Abraham se leva tôt, sella son âne et prit avec lui
Deux de ses serviteurs et son fils Isaac.
Il fendit le bois de l'holocauste
Et se mit en route pour l'endroit que Dieu lui avait dit.
Le troisième jour, Abraham, levant les yeux,
Vit l'endroit de loin.
Abraham dit à ses serviteurs :
"Demeurez ici avec l'âne.
Moi et l'enfant nous irons là-bas,
Nous adorerons et reviendrons vers vous."
Abraham prit le bois de l'holocauste
Et le chargea sur son fils Isaac.
Lui-même prit en mains le feu et le couteau
Et ils s'en allèrent tous deux ensemble.
Isaac s'adressa à son père Abraham et dit :
"Mon père !" Il répondit : "Oui, mon fils !»
- "Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois,
Mais où est l'agneau pour l'holocauste ?"
Abraham répondit : "C'est Dieu qui pourvoira
A l'agneau pour l'holocauste, mon fils."
Et ils s'en allèrent tous deux ensemble.
Quand ils furent arrivés à l'endroit
Que Dieu lui avait indiqué,
Abraham y éleva l'autel et disposa le bois,
Puis il lia son fils Isaac et le mit sur l'autel par-dessus le bois.
Abraham étendit la main
Et saisit le couteau pour immoler son fils.
Mais l'Ange de Yahvé l'appela du ciel et dit :
"Abraham ! Abraham !»
Il répondit : "Me voici !"
L'Ange dit : "N'étends pas la main contre l'enfant !
Ne lui fais aucun mal !
Je sais maintenant que tu crains Dieu :
Tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique."
Abraham leva les yeux et vit un bélier,
Qui s'était pris par les cornes dans un buisson,
Et Abraham alla prendre le bélier
Et l'offrit en holocauste à la place de son fils.
A ce lieu Abraham donna le nom de "Yahvé pourvoit",
En sorte qu'on dit aujourd'hui :
"Sur la montagne, Yahvé pourvoit."
L'Ange de Yahvé appela une seconde fois Abraham du ciel
Et dit : "Je jure par moi-même, parole de Yahvé :
Parce que tu as fait cela, que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique,
Je te comblerai de bénédictions,
Je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel
Et que le sable qui est sur le bord de la mer,
Et ta postérité conquerra la porte de ses ennemis.
Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre,
Parce que tu m'as obéi."
Abraham revint vers ses serviteurs
Et ils se mirent en route ensemble pour Bersabée.
Abraham résida à Bersabée.
(Bible de Jérusalem, Genèse, 22, 1-19)
Coran, le sacrifice d'Abraham
83 Parmi ses continuateurs, fut certes Abraham.
84 Lors il approcha son Seigneur d'un cœur intègre
85 lors il dit à son père, à son peuple : " Qu'adorez-vous ?
86 est-ce par imposture que vous voulez des dieux en place de Dieu ?
87 quelle fausse idée vous vous faites du Seigneur des univers ! "
88 Il ne jeta qu'un regard vers les étoiles
89 et dit : " Je suis contaminé "
90 ils se dérobèrent à lui faisant volte-face
91 subrepticement il alla vers leurs dieux et dit : " Quoi ! Vous ne mangez pas ?
92 qu'avez-vous à ne parler même pas ? "
93 subrepticement il leur porta un coup de sa droite
94 on revint donc à lui précipitamment
95 "Adorerez-vous, dit-il, ce que vous sculptez
96 quand Dieu vous a créés vous et vos fabrications ? "
97 eux dirent : "Bâtissons-lui un bâti et jetons-le au cœur du brasier ".
98 Et puis ils voulurent le prendre par ruse, mais Nous leur donnâmes le dessous.
99 Il dit : "J'émigre vers mon Seigneur. Lui me guidera
100 ô mon Seigneur, accorde-moi quelques justes "
101 Nous lui fîmes donc l'annonce d'un garçon longanime
102 quand ce dernier parvint à l'âge actif, il lui dit : " Mon enfant je me suis vu en rêve t'égorger. Examine quel parti prendre ". Le fils dit : "Père, faites ce dont vous avez reçu commandement. Vous me trouverez, si Dieu veut, patient entre tous "
103 Ayant ainsi tous deux manifesté leur soumission, il le jeta à terre sur la tempe
104 alors Nous l'appelâmes : Abraham !
105 tu as avéré la vision. Ainsi les bel-agissants Nous rétribuons
106 ce n'était là qu'épreuve d'élucidation s>.
107 Nous le rachetâmes contre une prestigieuse victime.*
108 Nous l'avons maintenu jusqu'aux ultimes
109 Salut sur Abraham au sein des univers
110 ainsi récompensons-Nous les bel-agissants
111 entre tous Nos adorateurs, il était croyant.
112 Nous lui fîmes l'annonce d'Isaac, en tant que prophète d'entre les justifiés
113 Nous le bénîmes, Isaac et lui, mais, parmi leur progéniture, il y aurait bel-agissant et coupable d'iniquité flagrante envers soi-même.
(Le Coran, Sourate XXXVII, trad. franç. Jacques Berque)