Le père des deux enfants loups, Ame et Yuki
De la logique rationnelle à la logique symbolique
Si nous traversons la vie d’une femme ou d’un homme, nous pouvons être en face de trois logiques. La logique de l’enfant est globale. Il perçoit le monde de manière très intuitive, sans chercher à faire apparaître systématiquement les différences. Ce n’est qu’à l’âge de sept ans environ qu’il pénètre dans une logique rationnelle. Sous la pression des institutions éducatives, il apprend à distinguer le bien et le mal, le vrai et le faux, le soi et l’autre, l’individu et le groupe, le passé et l’avenir, l’identique et le contradictoire… Et normalement, dans un troisième temps de la vie, il devrait passer à une logique symbolique où tout se manifeste sous forme d’interactions et d’interrelations. Aujourd’hui seuls les sages y parviennent et la société dans son ensemble finit par bloquer le processus en enfermant le monde dans la logique de la raison. C’est sans doute pour ce motif que nous sommes dans les soubresauts de crises multiples. Il faudrait faire le saut de la logique symbolique pour résoudre nos problèmes. Les Japonais ont bien perçu une telle situation dans le film de Mamoru Hosoda intitulé « Les enfants loups, Ame et Yuki ».
Le maître de la plaine et le maître de la montagne
Selon le film japonais, la plaine et surtout la ville semblent être entièrement sous la domination de la raison. Le maître est alors l’instituteur et le professeur, qui tendent à inculquer à leurs élèves les règles, la morale et les théories en vogue. Ils privilégient la norme aux dépens de la différence et de l’originalité. Et pourtant certains individus sont mal à l’aise dans l’habit qui leur a été préparé. Ils apparaissent sous les traits de la violence et finissent par engendrer la peur des autres femmes et des autres hommes. Ils veulent échapper au maître de la plaine pour se mettre à l’école du maître de la montagne, qui se manifeste sous la figure du loup. Il y a un loup dans l’homme à qui il faudrait donner sa place.
L’affrontement à la violence et l’intégration de la mort
Si l’on refuse le loup qui est en soi, il peut nous détruire. Par contre, si l’on réussit à l’intégrer, il déroule dans l’existence tous ses bienfaits, comme si le paradis était à notre porte, avec le miracle de la multiplication des pains et tout simplement le miracle de la vie. En réalité, le monde de la raison veut évacuer la mort, fonctionnant comme si elle était le mal absolu, alors qu’elle est ce qui féconde la vie en provoquant de continuels dépassements. Aussi le maître de la ville nous enseigne-t-il la peur de la mort ; il nous condamne à vivre dans un monde très étriqué, où nous finissons par perdre le souffle.
L’affrontement au regard de l’autre
Mais comment est-il possible de révéler son loup intérieur ? Pour chacun il est porteur de mort. Et comment l’intégrer sans le faire apparaître ? La vérité de l’homme peine à se manifester car nous sommes enfermés dans une idéologie qui nous fait tourner le dos à la vie, comme dans le mythe de la caverne. Pour retrouver la lumière il devient indispensable de changer de problématique, de passer du monde de la rationalité au monde de la logique symbolique. Et cela est d’autant plus nécessaire que nous sommes embarqués dans la dynamique de la mondialisation, qui ne peut se faire sans donner la priorité aux interactions et aux interrelations. Il faut prendre de la hauteur, en montant sur la montagne, pour découvrir les nouvelles perspectives qui s’offrent à nous aujourd’hui.
Le saut de la mort ou le saut du choix
Dans le film japonais que nous avons évoqué, la montagne est le domicile du loup et le loup qui voit clair peut être le maître de l’homme, mais à condition que celui-là fasse le choix du passage. Celui qui ne fait pas le choix du loup restera dans le monde de la rationalité. Sinon il sera acculé à perdre la raison pour entrer dans le monde de la vie car la vie est du côté du symbolique. Par définition ce choix est irraisonnable. Il faut accepter de perdre la raison pour la retrouver éventuellement agrandie sous une autre forme. Mais nous ne savons pas à l’avance si nous allons la retrouver. Le choix qui semble s’imposer est un saut qui va construire notre liberté parce qu’il lui offre une nouvelle assise. Mais tant qu’il n’est pas fait, il constitue un pari qui n’exclut pas la perspective de tout perdre. Il est, d’une certaine façon, un passage par la mort.
Le respect de la nature
En passant par la mort et en pénétrant dans le domaine du loup, l’homme fait assez paradoxalement le choix de la vie, de cette vie de la nature qui, dans la montagne, reste un peu à l’état sauvage, c’est-à-dire dans ses premiers surgissements. Il découvre une force mystérieuse qui s’impose à lui sans qu’il en soit l’auteur. Le voici renvoyé à l’enfance de la terre et à sa propre enfance, comme s’il était à nouveau mis au monde. On dirait que le paradis terrestre lui ouvre à nouveau ses portes. Dès lors, il est plongé dans le recueillement et respect. Au lieu de pressurer la nature le voici convié à la protéger et à permettre son épanouissement.
Le rapport à l’autre et la découverte de la solidarité
Puisque la nature donne, l’homme est lui-même enclin à donner. Puisque la nature n’exclut personne, comme elle, il tend à entrer dans un monde solidaire. A travers le loup et grâce à lui, elle devient son éducatrice et le conduit jusqu’aux portes de l’amour où le don l’emporte sur l’appropriation, où la toute-puissance cède la pas à l’accueil de l’autre. Dans le film sur les enfants loups, la nature emprunte les traits d’un vieux grand-père qui reprend sans concession les égarements d’Hanna, la mère des deux enfants Ame et Yuki, transformée en jardinière. Il la conduit finalement à avoir les meilleures récoltes de la région si bien qu’elle partage avec ses voisins, moins dociles aux enseignements du grand-père.
L’affrontement à l’échec
En réalité, l’échec est toujours à la porte. Il est là lorsque l’individu croit savoir alors qu’il ne sait encore rien, lorsqu’il compte sur lui-même sans tenir compte des autres, lorsqu’il oublie les enseignements de la nature elle-même. L’échec pourtant ne décourage pas Hanna. Il provoque chez elle un sursaut qui permet de repartir sur la voie de la vie. Il semble même qu’il soit inscrit dans la nature. Ainsi lorsqu’il en vient à la contrarier, il l’amène à contourner l’obstacle pour donner une nouvelle chance à son propre développement. En définitive, il est un facteur efficace de l’évolution.
L’ouverture à l’élan de la vie et de la création
Finalement, l’échec réussit son œuvre chez l’homme lorsqu’il l’amène à se détourner de lui-même pour s’ouvrir à l’élan de la vie et de la création. C’est par cette ouverture qu’il entre réellement dans la logique symbolique qui est logique de vie et de création. La raison pousse vers la maîtrise, qui contrarie l’élan de la vie, alors que la logique symbolique pousse vers une forme de dessaisissement. C’est en réalité dans le dessaisissement que la raison peut trouver sa juste place.
L’alliance du sujet contemplatif et du sujet créateur
Dans le processus qu’implique la logique symbolique, le sujet qui se construit a deux facettes. Il est d’abord dans la contemplation de l’élan de vie qui le traverse et qui lui est donné, soucieux de recevoir avant de s’engager dans le faire. Mais, en acceptant de recevoir la vie, il reçoit aussi un élan qui le pousse à l’action dans le sens même de la création. La logique symbolique est une logique du jeu et ce jeu s’introduit jusque dans le sujet lui-même, à tel point que l’être le plus contemplatif est appelé à devenir aussi le plus créatif.
Etienne Duval
NB. Une bonne partie du film japonais est sur Youtube :
https://www.youtube.com/watch?v=ygUQEVNwSHw