Les jeux d'enfants
Le besoin d’un espace de jeu pour faire naître le sujet
Le sujet est ce qu’il y a de plus précieux chez l’homme, ce qui lui assure sa transcendance et le rapproche du divin. Comme tout « enfant », pour naître et accompagner sa naissance, il a besoin d’un espace de jeu, d’un jardin pour grandir en jouant, ainsi que l’évoque la notion de paradis terrestre. Comme l’évoque aussi, lors de l’apparition de Jésus, cette vieille étable où naissaient les veaux, les agneaux et les ânons. Beau rappel pour nous faire comprendre que, chez l’homme, l’animalité côtoie la divinité et que le sujet émerge dans un entre-deux, qui est aussi un espace de jeu entre les hommes et les animaux, entre l’animalité et l’humanité.
De la démocratie à la civilisation du sujet
Nous n’avons qu’un mot pour évoquer la supériorité de l’Occident : il s’agit du mot « démocratie ». La démocratie oppose le gouvernement du peuple au gouvernement du tyran et la prise compte de l’individu face à l’emprise des corporations. Mais le peuple, dans ses mouvements, est souvent dans une pulsion, porteuse de violence. Et l’individu, sans endosser la dimension sociale de l’homme, conduit à un libéralisme destructeur. Il était nécessaire, après la révolution française, de progresser dans le sens qu’évoquaient déjà, dès le départ, les mots de liberté, fraternité et égalité. Il a fallu, en Europe, passer par deux guerres, pour apprendre à intégrer la violence et en faire le ferment de la parole et de la solidarité. C’est alors que, sans trop nous en apercevoir, nous sommes passés de la démocratie à la civilisation du sujet.
S’il n’a pas d’espace pour naître, le sujet est condamné à la souffrance et à la mort
La civilisation du sujet ne signifie pas que nous sommes tous des sujets : elle souligne seulement que le projet de la société est de donner naissance à des sujets. Or pour évoluer de l’individu au sujet, l’homme ne peut le faire qu’en apprenant à jouer, pour passer progressivement, par une suite d’interactions et d’allers et retours, d’un niveau à un autre. Il lui faut le temps de la progression et de l’ajustement. Et, dans une telle perspective, il n’existe pas de plages fixes : même si certaines règles doivent être acceptées par tous, rien ne doit échapper à la remise en cause et au mouvement. Lorsque l’espace de jeu et le temps du passage sont absents ou trop imparfaits, le sujet naissant est condamné à la souffrance et à la mort. Dans les années 1970, je faisais partie d’une communauté de quartier et nous avions des séances de lecture publique, très appréciées, qui devaient nous permettre de réfléchir et d’évoluer. Or nous venions de lire « De la pratique » de Mao Tsé Toung. Il fallait donc que, dans nos situations bloquées, nous repérions les contradictions pour pouvoir les dépasser. Timidement un homme et une femme exposèrent le cas de leur jeune enfant, qui pleurait, toutes les nuits. Où était donc la contradiction ? Chez les femmes, de petits sourires s’esquissèrent sur les visages. Elles avaient remarqué que l’enfant était dans un grand lit, parce que le père, ancien de la Gauche prolétarienne, voulait qu’il soit libre dès sa naissance. Manifestement la contradiction était entre le grand lit et le petit enfant. Un petit lit fut acheté et les pleurs cessèrent presque aussitôt.
Face aux médecins, le malade est aussi un sujet
La médecine, aujourd’hui encore, est un lieu de toute-puissance. Récemment, je me trouvais chez une cardiologue. Je lui évoquais les saignements intempestifs qu’avait provoqués un anticoagulant de nouvelle génération. Il avait fallu que j’intervienne avec vigueur auprès du chirurgien qui m’avait opéré pour faire disparaître l’arythmie cardiaque : si, dans un certain nombre de cas, l’anticoagulant pouvait s’imposer, il ne semblait pas qu’il fût nécessaire dans ma situation personnelle. Le chirurgien finit par le reconnaître et changea mon ordonnance. Et, de mon côté, il était évident que si ma situation se transformait, je pourrais revenir à l’ancien traitement. Or la cardiologue avec qui j’échangeais me fit remarquer que les médecins étaient soumis à des protocoles, qui uniformisent les pratiques et rassurent les praticiens médicaux. Par contrecoup, ces protocoles laissent peu de place à la situation particulière des malades et les empêchent de s’affirmer comme sujets responsables face à certains médecins trop confiants dans les prescriptions de la science médicale. L’espace du sujet entre le médecin et le malade tend alors à disparaître.
En médecine, il existe une autre anomalie, qui tient à la croyance exagérée dans l’efficacité du médicament. Or, il me semble qu’il existe un jeu indispensable entre le médicament et les forces de guérison de l’individu. C’est dans ce jeu que peuvent s’affronter efficacement le sujet médecin et le sujet malade.
L’écolier qui perd pied sur le chemin du désir
Entre trois et six ans, l’enfant est tout entier dans la vision. C’est au cours de cette période qu’il déploie le plus d’intelligence, sans cesse sollicité par les intuitions de toute nature et par les questions les plus fondamentales. Les civilisations passent aussi par ce temps privilégié qui est celui des mythes, dans lesquels nous pouvons sans cesse puiser pour alimenter notre réflexion.
Des problèmes, notamment pour l’enfant, vont se poser dans la période suivante, qui est celle de la raison et de l’apprentissage des normes au cours de l’école primaire. Malheureusement, le passage est trop souvent brutal et le sujet apprenant a quelque difficulté à se constituer parce qu’il ne peut faire jouer ensemble la raison et l’intuition. L’intuition n’a pas assez de place ; l’intelligence, selon les exigences des maîtres, tend à se réduire à l’espace de la raison.
Par ailleurs, l’écolier ne peut grandir et passer de l’enfance à l’adolescence qu’en investissant son propre désir et en ouvrant un espace de jeu entre ce désir et le développement intellectuel. Le désir conduit à des stratégies personnelles, mais les stratégies personnelles se heurtent à l’uniformité des programmes. Peu à peu cependant les enseignants découvrent, à travers les difficultés des populations étrangères, la nécessité de faire droit à des parcours plus individualisés.
Plus tard encore, sous la pression des parents, le lycéen poussé vers les concours de grandes écoles et des études supérieures de qualité, est amené une fois encore à sacrifier son désir et sa vocation particulière. Le sujet qui doit ouvrir à une plus grande maturité peine alors à se constituer parce que le développement intellectuel constitue un frein pour le développement du désir.
Assez paradoxalement, il en va de même chez l’élève qui est en échec scolaire. Face à la survalorisation de la réussite intellectuelle, il perd tout espoir de trouver une issue. Or si l’énergie du désir était présente, l’échec lui-même pourrait provoquer un sursaut pour accéder à une réussite plus humaine.
La crise du couple peut être un signe d’espérance
Au cours des trente dernières années, le fonctionnement du couple a été fortement remis en cause : les divorces se sont multipliés et le nombre de mariages a fortement régressé. Une telle situation n’est pas due à un dépérissement de la morale : elle est liée, pour une bonne part, à l’irruption du sujet au sein de la famille. L’homme ou la femme ne sont plus simplement maris et femmes. Ils sont aussi des sujets à part entière, reconnus dans leur altérité radicale et susceptibles de suivre leur vocation personnelle. Chez la femme le travail professionnel s’est beaucoup développé notamment dans l’enseignement, la médecine et le travail social. S’il en est ainsi c’est parce qu’un espace de jeu s’est introduit entre la vie de couple et la reconnaissance de chacun en tant qu’autre. Sans doute une telle transformation peut-elle faire éclater le couple, à court terme, mais à long terme elle peut lui donner une assise beaucoup plus solide.
Assez paradoxalement, la théorie du genre semble fonctionner dans le sens d’une plus grande présence du sujet à propos de la différenciation sexuelle. Il ne suffit pas d’être biologiquement homme ou femme. Encore faut-il structurer une telle différence en y introduisant son propre choix.
En Grèce, face à l’intransigeance de l’Europe, le sujet est écrasé et il souffre
L’actualité récente a orienté nos regards vers les difficultés de la Grèce à maintenir sa présence au sein de la zone euro. Fortement marqués par le protestantisme, l’Allemagne et les pays nordiques ont insisté sur les règles économiques à respecter pour fonctionner en communauté. Ils n’ont pas complètement tort, mais ils ont oublié que l’Europe devait favoriser le développement du sujet. Et pour cela il fallait un espace de jeu entre les règles imposées et la population, ce qui impliquait une plus grande souplesse non seulement du côté du peuple grec, mais aussi du côté des instances européennes. Devant l’intransigeance de la communauté, les hommes et les femmes concernées ont beaucoup souffert, mais ils ont résisté pour défendre un sujet qui peine à émerger. Sans vraiment s’en rendre compte, ils l’ont fait alors non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour tous les Européens.
Le Palestinien frappe à la porte du sujet mais il se heurte à un mur
Entre les Israéliens et les Palestiniens, c’est le même combat qui se livre pour que chacun puisse avoir sa place, non seulement au plan des nations mais surtout en vue du respect de chaque homme, quelles que soient ses origines. L’Israélien, traumatisé par la shoah, veut à tout prix défendre ce qu’il considère comme la vocation du peuple, mais il le fait au détriment de ses voisins de Gaza et de Cisjordanie. Il oublie que le sacrifice d’Abraham sur lequel il s’appuie, comme tous les peuples du Livre, lui intime de libérer l’homme de la toute-puissance, pour permettre à chacun d’exister face à l’autre. Manifestement il n’a pas compris le message : c’est seulement en libérant les Palestiniens qu’il peut se libérer lui-même. En frappant à sa porte, le Palestinien frappe à la porte du sujet, mais à la place de l’espace de jeu qu’il faut mettre en place, l’Israélien construit le mur de la surdité et de l’incompréhension, qui engendre de nouvelles violences.
Et si, entre la mort et l’au-delà, s’opérait la gestation définitive du sujet
En jetant un regard en arrière nous constatons que le grand élan de la vie, qui anime tout notre univers, trouve son accomplissement dans la mise au monde de sujets, qui articulent le ciel et la terre. Il semble impossible que la mort mette un terme à ce projet, en même temps insensé et débordant de sens. Au contraire elle semble être la barque du passage qui nous permet d’arriver au Port. Elle serait le dernier espace de jeu de la Vie pour faire naître le Sujet.
Etienne Duval, le 28 juillet 2015