Image de l'hôtel de région Rhône-Alpes du 16 mai 2011
Crise de la démocratie et réforme régionale
André Duval, l’auteur de cet article et d’un autre article sur les communes et leur avenir, a été maire pendant de longues années et président d’une communauté de communes en Haute-Savoie. Il participe à un groupe de réflexion Lebret à Annecy et c’est dans ce cadre qu’il a commencé à proposer cette réflexion. Il répondra lui-même à vos interrogations et à vos critiques.
Les élections municipales, puis européennes, ont montré que notre démocratie subissait une crise importante. Le projet de réforme territoriale, plus prosaïquement de réduction du nombre des régions, pouvait être une bonne occasion de mettre en œuvre un mode de fonctionnement démocratique amélioré. Il s’agit d’analyser ce projet d’abord dans ses objectifs mais aussi dans la manière dont il est conduit, en référence à ce qui pourrait être appelé les bonnes pratiques démocratiques. C’est pourquoi nous commencerons par quelques caractéristiques fondamentales d’un système démocratique telles qu’ont pu les définir, philosophes et sociologues et observerons comment le système français les a intégrées. Il s’agira ensuite de voir en quoi le projet du gouvernement améliore son fonctionnement et comment la conduite du projet lui-même est en accord avec la bonne pratique démocratique.
Caractéristiques fondamentales de la démocratie
La séparation des pouvoirs
« La démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » selon Abraham Lincoln. La mise en œuvre d’un tel principe passe par un système représentatif et elle doit tenir compte des hommes, ce qui oblige à éviter les conflits d’intérêts, d’où la nécessité de la séparation des pouvoirs. Montesquieu cite trois pouvoirs : le législatif, celui qui vote la loi, l’exécutif, celui qui la met en œuvre, le judiciaire qui assure que les lois sont bien observées par les uns et les autres. C’est la même volonté d’empêcher les conflits d’intérêts qui fait que dans de nombreux pays le vote des constitutions est réservé au peuple.
Le principe de subsidiarité
Un autre principe intervient dans la mise en œuvre de la démocratie, c’est celui de la subsidiarité, qui peut s’exprimer ainsi : « Une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun ». Tocqueville reprend implicitement cette même idée dans un raisonnement qui dérive le principe de subsidiarité du droit de l’homme et dont la proposition majeure se formule ainsi : « Dans tout ce qui ne regarde que lui-même, il est libre et ne doit rendre compte de ses actions qu’à Dieu. De là cette maxime, que l’individu est le meilleur comme le seul juge de son intérêt particulier et que la société n’a le droit de diriger ses actions que quand elle se sent lésée par son fait ou lorsqu’elle a besoin de réclamer son concours ». La seconde partie du syllogisme amène la conclusion : « la commune, prise en masse et par rapport au gouvernement central, n’est qu’un individu comme un autre, auquel s’applique la théorie que je viens d’indiquer ». On peut généraliser ce raisonnement à tout groupe humain et donc à toute collectivité qui a des intérêts qui lui sont propres.
La délégation au niveau inférieur
Un principe supplémentaire est proposé par Tocqueville, il est d’ailleurs inclus implicitement dans la définition de la subsidiarité ci-dessus, il s’agit de l’inverse de la centralisation administrative. Il peut s’exprimer ainsi : la collectivité de rang plus élevé peut avoir à assumer une responsabilité qui devrait l’amener à agir dans les collectivités de rang inférieur. Elle ne doit cependant le faire que par délégation au niveau inférieur. Il donne l’exemple de la collecte des impôts dus au gouvernement central américain qui, pour respecter ce principe, sera effectuée par les fonctionnaires de la commune et sous sa responsabilité. Aujourd’hui ce principe est largement appliqué au cas de l’aménagement du territoire, les objectifs du niveau supérieur étant transmis sous forme d’obligation au niveau inférieur.
Le constat
La séparation des pouvoirs n’existe pas
Quelle est la situation au regard de ces principes ? Première observation, la séparation des pouvoirs n’existe pas dans les collectivités locales françaises. Si dans la majorité des pays européens les maires sont désignés ou élus de manière indépendante du conseil municipal, ce n’est pas le cas en France. Ainsi le candidat à la mairie fait sa liste pour le conseil municipal ; si celle-ci obtient plus de 50% des suffrages au premier tour ou arrive en tête de deux listes au second tour, elle obtiendra plus de 75 % des sièges de conseillers municipaux. Ce conseil avec sa majorité élira le maire qui l’a conduit au succès et qui ensuite fera élire ses adjoints. L’exécutif ainsi formé débattra entre lui des décisions à prendre, que la liste très majoritaire au conseil municipal, comprenant donc l’exécutif, votera puisqu’elle aura été élue grâce au maire, éliminant ainsi toute possibilité de débats. La qualité des projets s’en ressentira et ce système électoral laisse bon nombre de cas de conflits d’intérêts. Ainsi les futurs adjoints voteront eux-mêmes leur nombre et comme le maire, les montants de leurs indemnités. Il en est de même à la communauté de communes, et on trouve ici l’explication du nombre pléthorique de vice-présidents, le montant des indemnités étant source de motivations malsaines.
La situation est semblable pour la région où le système électoral privilégiant la majorité aboutit aux mêmes excès. Au département l’élection des conseillers se fait selon le mode uninominal à deux tours, devant normalement conduire à une majorité, la désignation des président et vice-présidents est identique à celle des maires et des adjoints donc sans séparation des pouvoirs avec les mêmes conséquences sur la qualité des réflexions, les conflits d’intérêts, et les nombres de vice-présidents.
L’Etat n’est pas mieux protégé puisque ce sont les députés qui décident comment ils vont être élus et comment ils vont être rémunérés, quelle retraite ils recevront, de quelle indemnité de chômage ils bénéficieront s’ils ne sont pas réélus. Aux Etats-Unis un élu ne bénéficiera jamais d’une augmentation d’indemnité qui aurait été décidée par une chambre à laquelle il appartenait. Le président y aura l’indemnité qui sera légale lors de son élection, il ne peut en proposer la modification que pour son successeur.
Non-respect de la subsidiarité et centralisation administrative
Second point, dans la relation entre ces collectivités le contexte français est caractérisé par un non-respect de la subsidiarité et une centralisation administrative généralisée. Ainsi l’Etat lui-même intervient dans de nombreux domaines au sein des régions, des départements et encore plus en aval par ses sous-préfectures. La région reste propriétaire des lycées et en assure l’entretien et la gestion des personnels de service alors que la ville d’implantation pourrait le faire avec plus d’efficacité et à coût moindre et c’est bien sa population qui est concernée. C’est le cas dans les pays qui nous environnent. En Allemagne les régions financent à plus de 90 % les lycées, mais ceux-ci sont construits et gérés par les communes d’implantation qui assurent aussi la direction du personnel de service. Il faut dire que dans ce pays la centralisation administrative y est interdite par la constitution. Les départements contreviennent à cette règle dans beaucoup de domaines : pour les collèges, pour les centres d’entretien des routes territorialisées, pour les services de la petite enfance, pour les services des assistantes sociales. Cela a des conséquences financières, gérer à distance de tels services oblige par exemple les assistantes sociales à passer 25% de leur temps à écrire des rapports d’activité alors que si elles étaient intégrées au service ad hoc de la mairie les responsables seraient inévitablement au courant de leur activité.
L’image de mille-feuille pour le citoyen
L’autre effet de la centralisation administrative est l’image de mille-feuille qu’en reçoit le citoyen. En effet s’il a un problème relatif à la garde d’enfants par exemple, il pourra avoir à contacter tout à la fois la caisse d’allocations familiales qui dépend de l’Etat, le service de la PMI du département ou ce même service territorialisé, le relais assistante maternelle qui dépend de la communauté de communes etc… Dans une organisation sans centralisation administrative, toute responsabilité affectée au niveau supérieur est territorialisée par délégation au niveau inférieur et non à un service dépendant du niveau supérieur. Sous un autre angle le cas des assistantes sociales cité ci-dessus produit aussi ce même effet car la commune avec son CCAS est en première ligne pour aborder les cas des familles en difficulté qui seront alors face à deux services indépendants sans aucune justification pour elles. Ce qui serait évité si le département déléguait à la commune (ou à la communauté de communes) cette responsabilité sociale.
On ne peut éviter de citer un cas vécu il y a peu d’années par un maire voulant construire des logements sociaux : il devait s’adresser à trois services de la direction de l’Equipement donc dépendant de l’Etat, à la région, au département, à la communauté de communes, puis à la Caisse des Dépôts et quelque fois avec des cercles vicieux entre ces divers organismes difficiles à rompre. Le mille-feuille était présent dans tous ces effets et ce n’est pas la suppression d’un niveau de collectivité locale qui l’éviterait mais bien la suppression de la centralisation administrative et donc la délégation obligatoire de la collectivité de rang plus élevé vers la collectivité de rang inférieur.
Des conséquences financières néfastes
Tout ce qui vient d’être observé a des conséquences financières importantes : mauvaises qualités ou inadéquation des projets, indemnités indues, doublons dans les administrations, efficacité des personnels réduite, situation trop compliquée pour le citoyen etc…Une grande part de la différence entre la proportion des fonctionnaires dans la population active en France et en Allemagne (respectivement 22 % et 10%) a son origine dans le fait que celle-ci interdit la centralisation administrative alors que celle-là en abuse.
La réforme régionale renforcera la centralisation
Les défauts qui viennent d’être cités : absence de séparation des pouvoirs, centralisation administrative, manquement à la subsidiarité, sont-ils visés par la réforme territoriale ? Avant même de définir quelles missions seraient dévolues aux régions, l’objectif était initialement d’en réduire le nombre pour leur donner plus de puissance. Mais pour ce faire il n’est pas dit que de nouveaux pouvoirs devraient être décentralisés de l’Etat vers les régions, au contraire on ferait remonter les pouvoirs des départements vers les régions. Ainsi si on cumule cette remontée de certaines responsabilités et la réduction du nombre de régions, ce projet n’est qu’une centralisation dont le résultat sera une exagération des défauts constatés dans la situation présente.
Les conflits d’intérêts dans la nouvelle carte régionale
Plus significative encore, la méthode utilisée pour définir la nouvelle carte des régions est fondée et faussée sur et par les conflits d’intérêts. En effet ce sont les députés qui en ont le pouvoir et dans ce cas ils montrent que leurs motivations sont soit l’intérêt de leur parti soit plus prosaïquement encore le leur propre attaché à d’autres de leurs fonctions, ainsi s’explique la configuration de telles régions comme celles de l’Aquitaine-Limousin-Poitou-Charente, ou le débat sur la fusion de la région Nord-Pas-de-Calais Picardie.
La diminution des coûts n’est pas forcément liée à l’importance de la région
On n’a pas osé dire que la diminution des coûts était un objectif cependant on y fait allusion. Le but officiel serait de donner aux régions une importance qui lui permettrait de développer une politique économique plus efficace. Les experts, dont des géographes, émettent le plus grand doute sur la validité de cet argument. Si l’Allemagne a deux grandes régions elle en a d’autres qui sont limitées à une ville comme Brême et Hambourg, et la Sarre n’est guère plus importante qu’un département français. En Suisse les cantons ont plus de responsabilités que les régions françaises, en particulier le développement économique, et leurs tailles sont comparables aux départements français. Tout ceci fait dire au géographe Gérard-François Dumont que la recherche de la dimension optimale des régions s’apparente au débat sur le sexe des anges. Il est plus important pour lui de savoir à quel territoire les citoyens se sentent attachés.
Comme les statistiques le montrent, le coût des communes par habitant croît avec le nombre d’habitants. Ceci est dû à plusieurs causes, notamment l’effet Parkinson, qui sera encore beaucoup plus important au niveau des régions et aura pour conséquence que deux régions fusionnées seront plus coûteuses qu’elles ne l’étaient avant fusion. De plus la remontée de la gestion des collèges, de l’entretien des routes des départements vers les régions ne sera pas sans coûts supplémentaires.
En conclusion
La réforme des régions ne résout aucune des failles du système démocratique
En conclusion la réforme territoriale ne résoudra aucune des failles de notre système démocratique : manquements à la séparation des pouvoirs, centralisation administrative et sa conséquence sur l’image du mille-feuille, ne donnera pas aux régions françaises la puissance des Länder allemands ou des cantons suisses qui ont des pouvoirs d’Etat grâce à leur capacité législative et finalement ne fera qu’accroître les coûts de fonctionnement de l’ensemble des collectivités locales. Par ailleurs si on voulait pour ce problème de modifications des territoires régionaux utiliser une procédure démocratique il faudrait passer par le référendum, seule solution propre à éviter que les décisions soient dépendantes des conflits d’intérêts.
Le recours possible au référendum
Mais, comme il s’agit des régions, la subsidiarité implique que les décisions doivent être prises par les populations des régions elles-mêmes chacune pour son propre compte.
Les questions posées au sein de chaque région pourraient être formulées ainsi:
1/ Considérez-vous que votre région est trop réduite ?
2/ Si vous la considérez comme trop petite, êtes-vous favorable de fusionner votre région avec telle autre ?
2/bis et encore avec telle autre ?
Ces référendums parce que régionaux ne seraient pas détournés de leurs objectifs par des réactions d’opposition au gouvernement, raison qui a été évoquée pour éviter la solution référendaire. Certains pourraient objecter qu’une petite région pourrait être refusée par toutes celles qui l’environneraient. Des solutions pourraient sûrement être trouvées comme par exemple cumuler les avis des deux régions concernées.
André Duval