L’argent est un grand facilitateur des échanges, mais il n’a pas bonne presse dans le Nouveau Testament et dans un certain nombre de textes symboliques comme les contes eux-mêmes. Il est suspecté d’être une sorte de modèle idéal de l’idole qui vient égarer l’homme comme être de désir. Il faut choisir entre deux maîtres, Dieu ou Mammon. Chacun a en mémoire l’histoire du mauvais riche et du pauvre Lazare (Matthieu 6, 24…). Et Judas trahit son maître, qui était pourtant un ami, soi-disant par amour de l’argent. Enfin dans « Peau d’ours », le diable en habit vert a plein de sous dans ses poches et peut en faire cadeau à l’homme qui respectera ses consignes. Par bonheur, le soldat bénéficiaire de ses largesses sait détourner le mauvais sort qui le menace pendant sept ans d’épreuves en partageant ses richesses avec les plus malheureux. Le militaire triomphe ainsi des tentations de Mammon. Et c’est bien cela qu’il faut retenir : la vraie richesse ne vient pas de l’argent, elle vient du partage.
L’homme est un être qui manque
Contrairement aux animaux, l’homme vient au monde dans une véritable nudité, privé provisoirement de ce qui en fera un véritable être humain. Il faudra qu’il dépasse son manque originel en prenant en main sa propre destinée qu’il construira avec le temps. Une telle situation a beaucoup intrigué les anciens. Ils ont essayé de l’expliquer grâce à des textes mythiques que les hommes n’ont pas su interpréter correctement. Ils ont imaginé une punition liée à une faute originelle. En fait il ne s’agissait pas d’une punition mais d’une promotion, c’est-à-dire d’une sortie de l’animalité. Et, par faute originelle, il fallait comprendre manque originel, comme l’exprime bien le mot « falta » espagnol qui veut dire manque. Contrairement à l’animal, l’homme est un être qui manque et c’est précisément en cela qu’il le dépasse. Je ne voudrais pas balayer d’un trait de plume toute une réflexion qui a pris beaucoup de temps à s’élaborer car il reste vrai que nous pâtissons aujourd’hui de nos errances passées, mais il est encore possible d’inventer d’autres pistes peut-être plus conformes à la réalité.
L’argent n’est pas le remède au manque
Spontanément, nous pensons qu’il faut combler le manque et, dans les contes, le diable est là pour nous offrir la solution de l’argent. Mais le diable a courte vue, car notre manque est structurel et il ne peut véritablement être comblé. Il ne réfléchit que par rapport au passé et notamment par rapport aux lois de l’animalité. En réalité le manque est la richesse de l’homme car il engendre l’avenir et celui que nous nommons le diable est celui qui manque du manque et qui nous enferme dans une stérilité régressive.
Le manque est d’abord le moteur du désir
Comme nous l’avons déjà souligné, l’homme est un être de désir, c’est-à-dire un être qui aspire à devenir ce qu’il n’est pas encore. C’est donc dans le manque qu’il puise son élan : autrement dit, le manque est là pour le féconder. Dans le mythe égyptien d’Isis et d’Osiris, la grande Isis est fécondée par le sexe manquant d’Osiris et, dans la théologie chrétienne, la virginité de Marie vient souligner que l’être divin n’est pas engendré par l’homme mais par l’Esprit Saint.
Mais pour faire surgir un désir humain, le manque ne suffit pas car le désir risque de s’enfermer sur lui-même. Il faut y ajouter l’interdit qui se présente comme un obstacle à franchir pour faire naître la relation à l’autre en donnant naissance à la parole. Le désir humain est fondamentalement désir de l’autre et c’est cette ouverture à l’autre que l’interdit est chargé de provoquer.
En fait l’interdit n’est qu’un temps d’attente pour que le désir puisse ensuite poursuivre sa route. Après avoir donné son espace à l’interdit il appartient ensuite à l’homme de le transgresser pour provoquer un nouveau sursaut dans l’élan du désir.
L’ennemi d’une vraie réalisation du désir est la toute-puissance sous toutes ses formes
Le désir n’en a pourtant pas fini avec les obstacles qui se dressent sur sa route. L’un des plus importants est la toute-puissance ; il ne laisse pas de place à l’autre et finit par détruire l’élan créatif de l’homme porté par le désir, qui est fondamentalement désir de l’autre. En ce sens, l’un des textes les plus importants de la littérature mondiale, à savoir le récit du sacrifice d’Isaac ou d’Ismaël, transformé en sacrifice d’Abraham, vient éclairer notre route : ce n’est pas l’enfant qui est à sacrifier, mais la toute-puissance du père qui l’empêche de devenir père à son tour. En même temps la toute-puissance de la victime, davantage mise en relief dans le Coran que dans la bible, n’a plus aucun sens, car le Dieu d’Abraham Lui-même s‘est défait de sa toute-puissance apparente pour refuser tout sacrifice sanglant et toute humiliation de l’homme, qu’il s’agisse du fils ou du père.
L’homme ne peut faire fonctionner l’économie grâce à son désir que s’il se débarrasse de la toute-puissance de l’argent
Nous sommes bien placés, en ce temps de crise, pour reconnaître les méfaits de la toute-puissance de l’argent, qui réduit l’homme en marchandise. L’économie, chargée d’assurer le meilleur environnement matériel et social de l’homme, ne peut remplir sa noble fonction que si elle accepte de remettre l’argent à sa place, le faisant passer du statut de maître au statut de serviteur. La toute-puissance de l’argent nous aliène et contrarie le devenir de l’économie en crise. En réalité la soi-disant toute-puissance de l’argent ne fait que voiler la toute-puissance de ceux qui le manipulent à leur profit et au détriment de tous les autres. La toute-puissance de l’argent érigé en système n’est qu’un alibi monstrueux pour leur permettre de tirer les marrons du feu. Il appartient au politique, aidé par l’expertise d’économistes compétents, de contrarier le jeu des manipulateurs tout-puissants et de permettre à l’argent de se mettre au service de l’homme.
Même s’il peut favoriser la toute-puissance de l’homme, l’argent peut aussi féconder l’économie grâce à l’investissement
Lorsqu’il n’est pas transformé en idole, l’argent peut nous rendre des services prestigieux : non seulement il favorise un développement des échanges dans l’espace mais il permet aussi dans le temps la création de nouvelles richesses grâce à l’investissement. Sans la fécondation de l’investissement, l’économie est vouée au ralentissement et à la stérilité. Dans le conte chinois « Echange et partage », l’un des personnages se demande pourquoi ses orangers au feuillage magnifique ne produisent aucun fruit. Le dieu de l’Ouest consulté en Inde lui fait dire d’enlever les sacs d’or et d’argent enfouis à la racine des arbres. L’argent accumulé ne produit rien. Il ne devient une semence productive que lorsqu’il est investi. Ayant compris la leçon, le propriétaire d’orangers, aidé par son messager, retire son précieux magot enfoui dans la terre pour le mettre au service de sa plantation. Aussitôt l’eau arrose le verger et les orangers produisent des fruits magnifiques.
Seul le partage avec l’autre, y compris dans la connaissance et la recherche, produit une vraie richesse
Pour produire une vraie richesse, il convient de rejoindre l’élan de la création qui nous précède. Or, dans son dynamisme interne, comme le dit Bergson dans « L’évolution créatrice », la nature « ne procède pas par association et addition d’éléments, mais par dissociation et dédoublement ». Elle fait surgir ce qui est nouveau et le multiplie en partageant (en divisant).
Dans l’Evangile, la multiplication pains n’est pas seulement une démonstration de la puissance du Christ, elle est surtout une révélation du miracle de la création toujours présente. Pour nourrir la foule, la solution de l’argent n’est pas la bonne. Mieux vaut entrer dans la dynamique du partage qui est aussi dynamique de la création, même s’il n’y a au départ que cinq pains d’orge et deux menus poissons. Sans doute s’agit-il d’une métaphore, mais elle dévoile un chemin ouvert à tous les hommes pour construire leur avenir, qu’il soit matériel ou spirituel, qu’il s’agisse de travail technique, de formation ou de recherche. Le miracle de la création est toujours offert pour que l’homme puisse devenir lui-même créateur et accomplir son destin.
La dynamique de l’économie suppose un juste partage entre celui qui investit et celui qui travaille
Pour simplifier nous dirons que celui qui investit est celui qui offre l’instrument de travail. Or, depuis tous les temps, les rapports entre propriétaire (investisseur) et travailleur ont toujours été problématiques. Dans le conte chinois « Echange et partage », apparemment très ancien, c’est une telle question qui a mis en éveil un jeune paysan : pourquoi ne gagne-t-il pas sa vie sur un lopin de terre concédé par un propriétaire exigeant, alors qu’il travaille durement. Il faudra la durée d’un pèlerinage en Inde et l’éclairage énigmatique d’un dieu pour trouver une solution à son problème. Le propriétaire ne veut pas entrer dans la loi du partage : il n’accepte pas de partager avec celui qui travaille sur une partie de ses terres, le tenant complètement à sa merci. D’après le conte, la toute-puissance du propriétaire ou de l’investisseur semble être à la racine des différentes toutes-puissances qui brident l’économie. C’est pourquoi elle est incompatible avec un système basé sur le partage créateur. Dans le conte, les grands propriétaires finissent par mourir parce qu’ils n’ont plus leur place.
La production de richesses n’aboutit réellement que si elle favorise la construction du sujet
Si les individus entrent dans l’élan de la création, grâce au partage, la production de biens et de services contribue aussi à la construction de sujets. Nous n’en sommes pas encore là, même si quelques prémices laissent entrevoir une telle perspective. Et pourtant la constitution du sujet est devenue aujourd’hui une exigence politique, du fait de la mondialisation, qui pourrait contribuer à broyer les individualités si certaines précautions ne sont pas prises à temps. Dès maintenant nous sommes mis au pied du mur pour avancer en sortant de la crise. Nous entrons dans un système d’interactions et il nous appartient de faire en sorte que ces interactions se fassent dans la dynamique du partage en mettant fin progressivement aux toutes-puissances ; elles contrarient l’ouverture à l’autre et la construction de véritables sujets.
Etienne Duval
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